JUSTICE

Il est dangereux d’avoir un accident en Suisse. Les assureurs helvétiques sont montrés du doigt, alors qu’une convention de libre circulation doit rapprocher Berne et l’Union européenne

En février 1983, le monde d’Antoinette Danon s’écroule en un quart de seconde. Cette Belge de 46 ans, d’origine suisse, est victime, à Lausanne, d’un grave accident de voiture, dont elle n’est absolument pas responsable. Atteinte de diverses fractures et d’un sérieux traumatisme crânien, elle en gardera une invalidité permanente, physique et psychique, de 70 %.

Mais à cette tragédie va s’ajouter l’épreuve d’un interminable et pénible combat avec la compagnie Winterthur, l’assureur qui couvre la responsabilité civile du conducteur suisse fautif. De manoeuvres dilatoires en vaines promesses, cette compagnie « s’arrange », pendant dix ans, pour ne pas devoir verser le moindre franc à Antoinette Danon. Elle remet en cause, notamment, les rapports médicaux de l’hôpital universitaire de Lausanne et demande, sept ans après l’accident, une ultime expertise à l’hôpital universitaire de Genève. Cette expertise, établie en 1992, sera à nouveau contestée par la Winterthur…

Finalement, un an plus tard, au moment d’être assigné en justice, l’assureur consent à verser une indemnité de 550 000 francs suisses (environ 13 millions de francs belges), ce qui ne couvre même pas les frais de justice – exorbitants au pays des Helvètes – payés par les époux Danon. Sans compter les intérêts moratoires et la ruine d’une carrière professionnelle encore prometteuse.

Le bras de fer se poursuit devant les tribunaux du canton de Vaud. Pour des raisons de santé évidentes, Antoinette Danon souhaite se faire représenter par son mari. Avant d’accéder à cette requête, la justice vaudoise est tenue, comme le prévoit la législation cantonale, d’obtenir le consentement de la partie défenderesse. Ce que celle-ci se gardera d’accorder. Le couple belge devra alors entamer une procédure en appel, coûteuse, pour que Jacques Danon puisse se voir céder les droits de son épouse. Ce qu’il a tout récemment obtenu.

Dix-huit ans après son accident, Antoinette Danon n’a toujours pas été indemnisée comme elle aurait dû l’être. Depuis lors, l’affaire a pris de l’ampleur. L’Association suisse des assurés (Assuas), qui compte 25 000 membres, s’est emparée, avec énergie, de ce dossier emblématique, symbolisant, plus généralement, une situation préoccupante dans le secteur de l’assurance suisse, dont la Winterthur est le leader. En Belgique, diverses associations et plusieurs personnalités politiques sont intervenues pour essayer de trouver une solution au cas malheureux des Danon. L’association des consommateurs Test-Achats a multiplié les courriers à la Winterthur. La Ligue des droits de l’homme a interpellé vigoureusement le gouvernement suisse.

En juillet 1998, Elio Di Rupo (PS), alors vice-Premier et ministre de l’Economie, a écrit une lettre personnelle à la compagnie d’assurances. Il a obtenu, pour toute réponse, une déclaration de bonne intention – une promesse de négocier avec les époux Danon- qui ne se révélera qu’un stratagème cynique pour calmer temporairement les esprits. Deux ans plus tard, Louis Michel (PRL) prend lui-même la plume en tant que ministre des Affaires étrangères, pour tenter de raisonner la Winterthur. Dans sa lettre, le vice-Premier déplore que « les compagnies d’assurances suisses, trop souvent, ne remplissent pas correctement et honnêtement leur rôle à l’égard des victimes belges qui n’ont pas, pour la plupart, les moyens de leur résister ».

Piqué au vif, le comité de direction de la Winterthur Europe va chauffer la presse helvétique, en liant l’affaire Danon aux relations extérieures de la Confédération. Ce qui va provoquer une campagne médiatique antibelge et anti-Michel absurde, au moment où la Suisse attend la ratification, par les Etats membres de l’Union européenne, de l’accord bilatéral sur la libre circulation. Louis Michel est accusé de menacer le rapprochement entre la Suisse et les Quinze. L’affaire privée Danon devient affaire publique et, même, affaire d’Etat. En septembre 2000, le chef de la diplomatie belge et son homologue suisse, Joseph Deiss, se rencontrent à New York, lors d’un sommet des Nations unies. Les deux hommes évoquent le dossier Danon. Peu après, un groupe de travail est constitué au sein du gouvernement de Berne pour parer à toute éventualité dans le dossier « assurances ».

L’initiative est révélatrice d’un profond malaise. En effet, si le cas Danon les Suisses, il n’est pas isolé. En novembre 1999, l’Assuas a présenté aux ministres des Affaires étrangères des Quinze, réunis à Bruxelles, une liste de 19 nouvelles victimes européennes d’assureurs suisses. Selon le correspondant français de l’Assuas, après les terribles inondations qui ont fait, en 1999, plus de quarante morts et causé plusieurs milliards de dégâts dans l’Aude (sud de la France) en 1999, les seules compagnies d’assurances réfractaires à tout accord sont suisses. Et l’on pourrait encore énumérer de nombreux cas similaires.

Mais qu’est-ce qui permet à la plupart des assureurs helvètes de faire preuve d’autant d’arrogance ? Essentiellement, le droit et la jurisprudence suisses qui, par rapport à d’autres législations nationales européennes, leur sont favorables. En effet, les frais de procédure judiciaire sont inabordables pour de simples citoyens: ils peuvent rapidement se chiffrer en millions de francs. Par ailleurs, contrairement à la pratique de nombreux pays, l’assureur ne peut se voir contraint de verser, à titre provisoire, une avance sur l’indemnité qui sera finalement fixée. En outre, une victime ne peut même pas obtenir le versement d’une indemnité en référé, c’est-à-dire grâce à une procédure simplifiée et rapide. Enfin, la procédure judiciaire peut varier d’un canton à l’autre. Pour les ressortissants étrangers à la Suisse, cela peut s’avérer extrêmement complexe.

Bref, comme l’observe le bureau d’avocats suisse Baker & Mc Kenzie dans un rapport publié en 1997, « une partie récalcitrante peut donc impunément essouffler financièrement et psychologiquement une victime pendant de nombreuses années, avant d’être condamnée à payer le premier franc d’indemnité ». Résultat: 1 victime d’accident sur 9, se trouvant en difficulté suite à un accident impliquant une indemnisation d’une compagnie suisse, renonce à affronter la justice helvète ou à poursuivre la procédure. La guerre d’usure porte ses fruits.

Les Danon, eux, n’ont pas baissé les bras. Ils veulent profiter de la prochaine présidence belge de l’Union européenne, à partir du 1er juillet, pour faire à nouveau parler de leur triste et symbolique affaire. Ils sont soutenus par la Ligue belge des droits de l’homme qui, grâce à la fédération internationale des ligues du même nom, compte ouvrir une enquête dans plusieurs pays dont les ressortissants sont assurés auprès de compagnies suisses.

Autre soutien: au début du mois de mai, le député européen belge Bart Staes (VU) a envoyé une lettre à tous les sénateurs et parlementaires de Belgique pour que ceux-ci conditionnent la ratification des accords bilatéraux avec la Suisse au règlement équitable de l’affaire Danon. Obtiendra-t-il gain de cause ? Le 3 mai dernier, la ratification a déjà été retardée de deux semaines au Sénat. Raisons invoquées: l’attitude de Swissair à l’égard de la Sabena et le problème des assurances suisses.

De son côté, Louis Michel, particulièrement prudent depuis sa mésaventure médiatique dans ce délicat dossier, ne veut pas entendre parler d’un quelconque chantage mettant en cause les accords de libre circulation avec la Confédération. Dans le contexte de la présidence des Quinze, cela ferait très mauvais genre. Le ministre libéral a néanmoins demandé à la Commission européenne d’interroger les Etats membres sur le problème des assurances suisses. Les réponses sont attendues d’ici à quelques semaines.

Face à tant de mobilisation et de battage autour des époux Danon, on peut se demander pourquoi la Winterthur n’a pas préféré protéger son image en réglant ce dossier discrètement et à l’amiable. Comme l’a justement écrit un journal suisse, « si la compagnie lâche du lest, elle risque de créer un fâcheux précédent, car d’autres assurés mécontents pourraient être tentés de s’engouffrer dans la brèche ainsi ouverte ». Eloquent !

Thierry Denoël

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