JUSTICE

Le procès des « quatre de Butare » entre dans sa quatrième semaine devant les assises de Bruxelles. Les deux religieuses du monastère de Sovu, accusées d’avoir livré des Tutsi aux miliciens hutu, vont devoir répondre de leurs actes. Sont-elles représentatives de l’Eglise du Rwanda ?

Même si le procès qui se déroule actuellement devant les assises de Bruxelles ne porte pas sur le génocide des Tutsi, l’ombre de cette tragédie orchestrée par le hutu power, plane sur les audiences. Les accusés – l’intellectuel (Vincent Ntezimana), l’ancien ministre et industriel (Alphonse Higaniro) et les deux religieuses (Consolata Mukangango et Juliette Mukabutera) – renvoient chacun à ce qui, dans leurs milieux respectifs, a pu susciter la folie meurtrière de 1994. La semaine de débats qui s’ouvre, ce lundi 7 mai, au palais de justice de Bruxelles, et qui sera tout entière consacrée à l’examen des charges pesant sur les deux bénédictines, soulève la question du rôle de l’Eglise catholique au Rwanda: quelle a été son attitude avant, pendant et après le génocide ?

Avant. Au début du XXe siècle, une sorte de Yalta religieux confie aux Jésuites l’évangélisation du Congo occidental et aux Pères blancs (ou Missionnaires d’Afrique) celle d’une partie de l’Afrique des Grands Lacs. Ces derniers s’emploient à mettre en pratique la méthode de leur fondateur, le père Charles Lavigerie (1825-1892), qui consiste à convertir, par priorité, les élites du pays. En l’occurrence, il s’agit de la caste des Tutsi, minoritaire, dont est issue la monarchie qui administre le pays depuis le XIVe siècle. Elle forme une aristocratie fondée sur les armes et la propriété du bétail. Mgr Léon Classe, vicaire apostolique du Rwanda de 1922 à 1945, s’appuie, donc, ostensiblement sur les Tutsi et fonde deux congrégations, les Frères Joséphites et les Soeurs Benebikira, destinées à former les enfants de la classe dominante. Très vite, cependant, l’enseignement va être étendu à l’ensemble de la jeunesse. Les futurs cadres de la « révolution sociale » de 1959-1962 surgiront de ces écoles chrétiennes, lorsque aura sonné l’heure d’un autre prélat: le Suisse André Perraudin, évêque de Kabgayi. Dans sa lettre de carême de 1959, il stigmatise les inégalités sociales liées aux différences de race. Son texte offre une caution idéologique au renversement de pouvoir en faveur de la majorité hutu, soutenue activement, de Belgique en particulier, par l’Internationale démocrate-chrétienne (1). Avec son réseau d’écoles, de centres de santé et de centres sociaux de développement alimentés généreusement par les dons des catholiques occidentaux, l’Eglise continue de peser de tout son poids sous les deux Républiques, de 1960 à 1994. Cela n’empêche pas certains ecclésiastiques de relayer le mécontentement populaire, tant hutu que tutsi, face aux clans qui ont confisqué le pouvoir à leur profit. Mais bien plus que par ses discours, volontiers lénifiants, l’Eglise rwandaise donne, elle-même, l’exemple des divisions ethniques, avec un épiscopat majoritairement hutu, très proche des cercles du pouvoir (l’archevêque de Kigali, Vincent Nsengiyumva, a même fait partie du comité central du parti unique, extrémiste), et un bas clergé plutôt tutsi. Chaque ouverture de poste donne lieu à des compétitions préjudiciables à la crédibilité du message évangélique. Lorsque, en 1990, des prêtres tutsi sont accusés de complicité avec le Front patriotique rwandais (FPR) et emprisonnés, l’inaction de l’épiscopat est ressentie comme un soutien implicite.

Pendant. Bien que du personnel religieux protestant soit également accusé d’avoir participé au génocide, c’est l’Eglise catholique qui, à travers son clergé et ses congrégations, est en ligne de mire des tribunaux: 2 évêques, 27 prêtres (dont le père Wenceslas Munyeshyaka, réfugié en France sans être autrement inquiété par la justice), 4 religieuses et un grand séminariste doivent encore répondre de leurs actes. L’ancien évêque de Gikongoro, Augustin Misago (appelé comme témoin au procès de Bruxelles), a bénéficié d’un non-lieu devant le TPIR, mais le procureur a fait appel de cette décision. D’autres religieux ont eu, en revanche, un comportement irréprochable: l’évèque de Kabgayi, Thaddée Nsengiyumva (assassiné avec 10 autres ecclésiastiques par des éléments du FPR), a permis de sauver la vie des quelque 30 000 personnes qui s’étaient réfugiées dans les bâtiments de l’évêché (2). D’autres, encore, ont fait plus que leur devoir, comme Pierrot Simons, ce prêtre diocésain de Liège, « prêté » à l’Eglise du Rwanda. Malgré le harcèlement des miliciens hutu Interahamwe, il préserva les 400 enfants, malades, handicapés ou orphelins des deux ethnies, qui lui avaient été confiés, à Nyanza, dans la préfecture de Butare. Restent ces images scandaleuses d’églises souricières et ces couvents mortels où des Tutsi, venus chercher refuge, se sont fait massacrer. De fait, beaucoup de bâtiments religieux ont été le théâtre de carnages sans nom, sans que leurs gardiens naturels puissent ou veuillent – la justice ou l’Histoire trancheront – s’y opposer. L’Eglise, au plus haut niveau, aurait-elle pu arrêter la main des tueurs ? Dans deux appels du 10 et du 16 avril 1994 – le génocide a débuté le 7 avril -, la Conférence des évêques catholiques du Rwanda demandait « avec insistance à la population rwandaise de cesser les actes de tueries, de massacres, de pillages et de banditisme. Qu’elle se refuse aux sollicitations à la vengeance ethnique, régionaliste et partisane. Qu’elle cesse des actes de profanation allant jusqu’au massacre des personnes réfugiées dans des édifices de culte et l’assassinat des personnes consacrées ». La voix des responsables de l’Eglise rwandaise, tardive, comme hébétée, se perdra, faute de relais médiatiques, dans les orgies racistes de cette Pâque sanglante.

Après. Un certain pragmatisme régit les relations actuelles entre l’Eglise du Rwanda et le nouveau régime. Celui-ci a besoin du service cousu main de la première dans l’enseignement, la santé et le développement. L’Eglise reste le premier employeur après l’Etat et possède la première flotte de véhicules du pays. Adoptant un profil bas, elle cherche à « réparer », à « reconcilier » les Rwandais. L’assiduité religieuse de la population ne semble pas avoir souffert des accusations de participation massive au génocide qui ont pesé sur l’Eglise du Rwanda, aux premières heures du FPR. Au contraire: on noterait un regain de piété chez les jeunes. En revanche, le courant « révisionniste » ou « négationniste » n’a pas dit son dernier mot, bien que le pape Jean-Paul II, dès le 24 avril 1994, ne laissait planer aucun doute sur la nature des événements de 1994: « Il s’agit purement et simplement d’un génocide, dont sont malheureusement aussi responsables des catholiques (…) Tous devront répondre de leur crime devant l’Histoire et, surtout, devant Dieu. » Bien que tardivement, en avril 1995, les évêques rwandais ont condamné explicitement le génocide, sans chercher à le mettre sur le même pied que l’exode des réfugiés hutu et les massacres commis par le FPR, comme il est fréquent de le faire dans certains milieux hutu. Certains, au sein de l’Eglise, attendent cependant plus que cela: un acte de repentance de celle-ci pour ne pas s’être désolidarisée d’un régime extrémiste et pour l’implication individuelle d’ecclésiastiques dans des actes notoirement répréhensibles. L’Eglise protestante, elle, a déjà demandé pardon. Plus fondamentalement demeure l’aspiration à une Eglise plus proche des gens, plus indépendante, décidée à extirper les racines de l’ethnisme et de la culture du mensonge.

(1) Influences parallèles. L’Internationale démocrate-chrétienne au Rwanda, Léon Saur, éditions Luc Pire, 1998.

(2) L’abbé Vénuste Linguyeneza, curé à Waterloo, a raconté cet épisode dans un article publié par la revue Dialogue (novembre-décembre 1999). Il a également entrepris d’exhumer et de publier les documents produits par l’Eglise du Rwanda au cours de la période 1956-1962.

Marie-Cécile Royen

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