Béatrice Uria-Monzon en Joconde sacrificielle. © BAUS

Joker vs Joconde

Dans un climat pervers et mortifère, Olivier Py érige La Gioconda, de Ponchielli, en reine des catacombes en butte au pouvoir masculin écrasant. A voir à La Monnaie.

Des jalousies, des amours contrariées, et un très méchant qui exerce des revanches éternelles… Seul succès durable d’Amilcare Ponchielli, un contemporain de Verdi, La Gioconda (1876), quintessence du drame romantique italien, s’inspire de la pièce de Victor Hugo Angelo, tyran de Padoue. Mais la tragédie s’est déplacée à Venise : oh, pas la cité des amoureux, non, mais celle que l’on sait déjà mourante, toute putride et lugubre, mouvante sur ses pilotis instables, bâtie entre ciel et mer. Cette ville humide, qui pourrait être Bruges ou Hambourg, ou toute autre ville d’eau, Olivier Py la rend plus sombre encore, puisque le metteur en scène français a choisi de la symboliser à La Monnaie par un long souterrain en trompe-l’oeil, aux murs et niches suintants, et plongé dans une semi-obscurité quasi permanente. On a beau chercher meilleure comparaison, rien à faire, le décor évoque ce bout de tunnel Léopold II en travaux, quand il semble plonger dans les ténèbres de la capitale, entre Koekelberg et Sainctelette. A tel point qu’on a un peu l’impression de patauger dans les égouts durant trois heures… Car la scène est aussi sous eau, littéralement, surimposant aux mélodies sensuelles le  » flatch, flatch  » constant des bottines des protagonistes – un effet recherché, surprenant, auquel on finit pourtant par s’habituer.

Absolument noire

 » Il n’y a probablement pas, dans tout le répertoire opératique, d’oeuvre plus absolument noire  » : transposant jusqu’à  » l’anéantissement de l’humanisme  » un livret qu’il juge  » insoutenable « , Olivier Py, qui a naguère monté à Bruxelles des Huguenots, Dialogues des Carmélites et Lohengrin nettement moins désespérants, déploie ici un univers pessimiste et glauquissime, centré sur la figure de Barnaba (Franco Vassallo en alternance avec Scott Hendricks), le scélérat nécrophile qui viole et trahit à tour de bras. A très vive cadence, sous la baguette de Paolo Carignani (le chef de fosse soutient habilement les six solistes, et les choeurs, préparés par Martino Faggiani, sont puissamment enlevés), on passe du très beau au très laid. L’usage du masque de clown cauchemardesque – maquillage blanc et lèvres rouges – n’est pas absolument neuf, mais il est ici décliné en différentes tailles, et son rictus grotesque, méditation sur le mal, fait chaque fois mouche dans ces bas-fonds accablants. Quelle farce, la vie, semble persifler ce Joker frétillant, présent aux instants les plus éprouvants de l’intrigue. Et ils ne manquent pas, comme la  » tournante  » insérée dans la Danse des heures (le fameux ballet des hippopotames du Fantasia de Disney !). Le soir de la représentation à laquelle on assiste, la scène sera sifflée par une partie du public, malgré l’immense talent des danseurs. Mais trop de sexe tue le sexe, sans doute, et ce viol en groupe s’ajoute inutilement aux nombreuses fornications qui émaillent cette production. Dotés de costumes noirs ou argent, à mi-chemin entre mazout et diamant, les solistes (deux casts sont nécessaires pour ces rôles exigeants) tirent tous, néanmoins, et remarquablement, leur épingle du jeu. La soprano Béatrice Uria-Monzon, en Joconde sacrificielle aux cheveux abricot, incarne magnifiquement le pendant misérable de la mezzo Silvia Tro Santafé, la Laura bourgeoise que son mari trompé empoisonne. Et on n’espère qu’une chose : que ces deux rivales, en soeurs opprimées logées à la même enseigne, finissent par s’aimer dans ce sinistre monde phallocrate et cruel…

La Gioconda, de Ponchielli : à La Monnaie, à Bruxelles, jusqu’au 12 février. www.lamonnaie.be.

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