Jésus et les siens

Qui étaient vraiment les  » douze apôtres  » ? Pourquoi le Christ les a-t-il choisis ? Etaient-ils les seuls à ses côtés ? Contre-enquête sur ceux qui suivaient le Messie.

Malgré les tableaux et les images de communion, il faut se débarrasser de l’idée que Jésus était uniquement accompagné de 12 personnes. Les Evangiles nous montrent un prédicateur populaire, autour duquel gravitent plusieurs cercles. Le premier est celui de la foule – les textes parlent même des foules : elles vont et viennent, parfois importantes lorsque Jésus les nourrit, parfois réduites lorsqu’il les malmène. Avec romantisme, on s’est souvent émerveillé du fait que les foules étaient composées uniquement de pauvres. Or, quand on considère ceux qui en émergent, on s’aperçoit que la situation est nettement plus complexe. Lévi est collecteur de taxes (Marc 2, 13-15), la femme hémorroïsse avait des biens mais les avait dépensés auprès des médecins (Marc 5, 25-34), le centurion d’Hérode Antipas est un militaire (Matthieu 8, 5-13), Jaïre est chef de la synagogue (Marc 5, 21-43), Zachée un riche collecteur de taxes de Jéricho (Luc 19, 1-10). Une femme verse un parfum de 300 deniers, une véritable fortune, sur les pieds de Jésus (Marc 14, 3-9). Parmi les compagnes de Marie de Magdala, on compte Jeanne, la femme de Chouza, l’intendant du roi de Galilée, Hérode (Luc 8, 3)… Manifestement, les miséreux n’étaient pas les seuls à suivre Jésus, on comptait des membres de la classe aisée, ainsi que des représentants des élites de Galilée.

Le second cercle est celui des disciples. Leur nombre est inconnu. Contrairement aux foules, ils ont pris l’engagement de suivre Jésus (le verbe revient très souvent dans les textes comme un synonyme de fidélité), quitte parfois à abandonner leur famille et leurs activités. Ici encore, il faut se défaire des idées toutes faites et relire Luc 8, 1-3 :  » Ensuite, Jésus allait de ville en ville et de village en village, prêchant et annonçant la bonne nouvelle du royaume de Dieu. Les Douze étaient avec lui et quelques femmes qui avaient été guéries d’esprits malins et de maladies : Marie, dite de Magdala, de laquelle étaient sortis sept démons, Jeanne, femme de Chouza, intendant d’Hérode, Suzanne, et plusieurs autres, qui l’assistaient de leurs biens.  » Les femmes sont importantes dans l’entourage de Jésus – c’est même l’une des spécificités de son mouvement – et, comme le texte nous le dit, elles étaient en quelque sorte les  » mécènes  » du mouvement de Jésus, ce qui en fait un mouvement soutenu par les femmes. Des personnages importants dans le récit font partie des disciples : Lazare, que Jésus ressuscita, Joseph d’Arimathie, qui prêta son tombeau pour l’ensevelir, Zachée, que Jésus convertit.

Le troisième cercle est celui des apôtres. A l’époque de Jésus, cette dénomination semble surtout recouvrir une fonction, celle d’être un envoyé de Jésus, à l’instar des 70 (ou 72) disciples de Luc (10, 1-20). Après la Résurrection, il eut tendance à se transformer en un titre, comme lorsque Paul ou Barnabé se déclarent  » apôtres du Christ Jésus « .

Le quatrième cercle est celui des Douze. Leur nombre est symbolique. Les juifs vivent en effet dans l’attente de la réunion des douze tribus d’Israël autour du Messie. Cette espérance s’appuie sur la reconstruction de l’histoire de Judée comprise comme la mise à part d’un peuple à partir d’Abraham, Isaac et Jacob, la réunion de ce peuple sous David, puis sa dispersion après la mort de Salomon. Ces temps davidiques sont vécus comme un âge d’or qu’il s’agit de retrouver. Jésus, en choisissant les Douze, veut donc montrer qu’il est bien le Messie qui rassemblera les douze tribus d’Israël. Fruit d’une décision personnelle de Jésus, les Douze ne sont pas simplement le  » premier cercle  » de ses intimes, ils sont aussi la manifestation de sa nature messianique.

Ces douze apôtres sont choisis dans des milieux sociaux différents. Pierre et son frère André, Jacques et son frère Jean sont des pêcheurs de Galilée, Matthieu-Lévi est collecteur de taxes, Judas pourrait être originaire de Judée, Simon appartient à un mouvement religieux, les  » zélés « . Comme les disciples, ils suivent Jésus, entendent ses paroles, voient ses actes et surtout vivent avec lui : dans l’Antiquité, cette vie commune a une très grande importance ; être disciple de quelqu’un (que ce soit de Jésus, de Platon, d’Epicure ou d’Aristote), ce n’est pas uniquement suivre son enseignement, mais c’est aussi habiter avec lui. Les Douze apparaissent la plupart du temps comme un groupe indéterminé, même si des individualités se distinguent : Pierre, qui fait un peu figure de chef ; Jacques et Jean, qui s’illustrent par l’ardeur de leurs convictions ; Thomas, célèbre pour avoir exprimé des doutes sur la réalité corporelle des apparitions de Jésus après la Résurrection.

Seules les femmes se retrouvent sous la croix

Les jours qui précèdent la mort de Jésus et ceux qui s’ensuivent immédiatement furent d’une importance cruciale pour ce groupe des Douze : ils constituent une sorte d’épreuve décisive. L’un des Douze, Judas,  » livra  » son maître. Malgré des siècles d’infamie, il est impossible de répondre à quatre questions essentielles à propos de ce qui se passa à la veille de la Pâque. 1. Quelles étaient les motivations de Judas ? Si l’Evangile de Jean cherche, tardivement, à expliquer son geste par sa rapacité, celle-ci ne concorde pas avec la faible somme de 30 deniers dont parle Matthieu. 2. Que signifie  » livrer Jésus  » ? Le rabbi de Nazareth était connu comme le loup blanc à Jérusalem. Et tout le monde savait où il reposait : le mont des Oliviers était un lieu de repos fréquent pour les pèlerins de Galilée montant à Jérusalem pour la fête de Pâque. Pourquoi Judas aurait-il eu besoin de le désigner ? 3. Pourquoi Jésus n’a-t-il rien fait pour empêcher la trahison ? Les quatre Evangiles s’accordent en effet pour dire que Jésus savait ce que Judas avait en tête, l’avait même désigné au cours du dernier repas, et pourtant n’a pas cherché à le dissuader. 4. Quel est le destin ultérieur de l’apôtre ? Chez Marc et Jean, Judas disparaît du récit sans autre forme de procès. L’auteur de l’Evangile de Luc nous explique, dans le livre qu’il a aussi rédigé, les Actes des apôtres, qu’il s’est acheté un terrain avec le montant de la livraison de Jésus et qu’il y est mort, d’une répugnante rupture des entrailles, qui est bien symbolique car elle évoque le châtiment des misérables dans l’Antiquité. Matthieu, au contraire, nous décrit son remords. Se rendant compte tardivement de la portée de son geste, il court rendre l’argent aux grands prêtres et, voyant leur dédain, va se pendre. Ces deux morts contradictoires posent une question sans réponse : comment expliquer qu’on ait pu oublier les circonstances de la mort d’un personnage aussi central dans l’histoire de Jésus ?

Pour les autres disciples, la mort de Jésus constitue aussi un moment clé. Les quatre Evangiles concordent pour dire que tous ont fui, à l’exception peut-être d’un disciple que l’Evangile de Jean nomme  » le disciple que Jésus aimait « . Seules les femmes – et en particulier les deux Marie, Marie mère de Jésus et Marie de Magdala (Marie-Madeleine) – se retrouvent au pied de la croix : si Judas a trahi activement Jésus, ses confrères ne valent guère mieux. Et le bouillant Pierre lui-même, qui s’était déclaré peu avant prêt à suivre son maître jusqu’à la mort, n’ose pas reconnaître qu’il faisait partie de ses disciples lorsque l’interroge une servante sans importance.

Ce sont surtout les apparitions du Christ ressuscité qui constituent le moment décisif de la vie des compagnons de Jésus. Si la Résurrection est un fait qui échappe à l’Histoire, tous les témoignages s’accordent – y compris chez les adversaires des chrétiens – pour dire que les disciples ont toujours affirmé avoir rencontré leur maître vivant après sa mort. Cette rencontre capitale les a déterminés à propager partout la bonne nouvelle (Evangile) du salut. En effet, comme l’expliquera vingt ans plus tard l’apôtre Paul, si Jésus est ressuscité, alors la mort, que les juifs considéraient comme le salaire du péché, est vaincue, et donc Dieu a sauvé Son peuple.

Malgré l’unité à laquelle les Actes des apôtres veulent nous faire croire, il semble que les disciples de Jésus se soient très tôt divisés sur l’interprétation à donner à ces événements et sur le visage de Dieu (autrement dit la théologie) que l’on pouvait en déduire. Il est assuré que, dans les premiers moments, les femmes, comme Marie, mère de Jésus, et Marie Madeleine, jouèrent un rôle important dans la communauté. Ensuite, les Actes des apôtres nous montrent que ce sont Pierre et Jean fils de Zébédée qui la dirigèrent. Puis on constate que c’est Jacques, que les textes nomment  » le frère du Seigneur  » (donc de Jésus) qui prit l’ascendant sur l’Eglise de Jérusalem.

Jacques,  » frère  » de Jésus ou simple cousin ?

Cette dénomination de  » frère du Seigneur « , que l’on trouve à la fois chez Paul, dans les Evangiles et dans les épîtres de Jacques et de Jude, posa une difficulté considérable aux théologiens par la suite. En effet, tandis que les textes chrétiens affirment que Marie a conçu Jésus en étant vierge, à partir du IVe siècle émerge l’idée que Marie est restée vierge dans l’enfantement, puis après l’enfantement. Comment concilier cette thèse avec l’existence d’un frère de Jésus ? L’Eglise latine s’est rangée depuis longtemps à l’idée, émise par saint Jérôme (347-420) dans Contre Helvidius, que le mot  » frère  » était ici un synonyme de  » cousin « . Malheureusement, Jérôme lui-même ne paraît pas convaincu par sa solution : non seulement il émet des doutes dans son discours, mais, dans d’autres textes, il paraît ne plus y croire autant. L’historien ne saurait trancher avec certitude, et peut-être faut-il retrouver la vieille solution d’Origène (185-253) et d’Epiphane de Salamine (315-403), qui proposaient de voir dans ces frères les fils d’un premier mariage de Joseph et donc les demi-frères de Jésus.

On connaît mal le destin des compagnons de Jésus après la Pentecôte. La tradition veut qu’ils se soient partagé le monde pour y annoncer l’Evangile, mais cela correspond sans doute aux revendications universalistes de l’Eglise après 70. Les apôtres dont on connaît avec certitude le destin sont Pierre et Paul. Pierre quitta Jérusalem vraisemblablement après 44 pour gagner Antioche-sur-l’Oronte (la moderne Antakya, en Turquie), où il demeura un certain nombre d’années, tout en réalisant des tournées en compagnie de sa femme, notamment à Corinthe, en Grèce (comme nous l’apprend Paul). Il mourut au cours des années 60 à Rome et y fut enterré. Paul, après un grand nombre de voyages missionnaires, fut emprisonné à Jérusalem, puis à Césarée. Il mourut, lui aussi, à Rome, au début des années 60. La tradition a fait de Chypre le lieu du martyre de Barnabé (qui n’est pas l’un des Douze) et elle est assez vraisemblable. Ephèse a toujours été considéré comme le lieu de la sépulture de Jean et Hiérapolis (l’actuelle Pamukkale), le lieu de celle de Philippe. Mais les Pères de l’Eglise ont souvent confondu Jean fils de Zébédée avec l’auteur de l’Apocalypse et du quatrième Evangile, ainsi que le Philippe apôtre connu par les Evangiles et le Philippe diacre connu par les Actes des apôtres : quel Jean et quel Philippe reposent donc dans leurs tombeaux respectifs ? Une tradition très ancienne de l’Eglise syriaque veut que Thomas soit mort en Inde et qu’il ait été rapatrié à Edesse (la moderne Anl?urfa de Turquie). Pour le reste des apôtres, on ignore à peu près tout de leur destin.

Par Régis Burnet; R. B.

En choisissant les Douze, il veut montrer qu’il est bien le Messie qui rassemblera les tribus d’Israël

Judas a trahi activement Jésus, ses confrères ne valent guère mieux

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