Jean-Paul Philippot  » Si j’avais voulu copier RTL, j’aurais fait bien mieux « 

L’administrateur général de la RTBF vient de fêter ses 10 ans à la barre du paquebot Reyers. Pour Le Vif/L’Express, il commente le succès de l’émission The Voice, les critiques envers la RTBF et ses ambitions pour l’avenir.

A 51 ans, Jean-Paul Philippot est encore loin de la retraite. Pourtant, il faut remonter à Robert Wangermée, administrateur général de 1960 à 1984, pour trouver longévité plus grande à la tête de la  » maison Kafka « . Nommé en février 2002, reconduit pour un mandat de six ans en 2008, cet ingénieur de gestion de Solvay, ancien administrateur des hôpitaux publics bruxellois, négocie en ce moment le contrat de gestion 2013-2017 de la RTBF. A la clé,  » un refinancement ou un plan social « , a-t-il prévenu fin mars devant la commission de l’Audiovisuel du parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Mais aussi le risque de ne pouvoir mener le projet qui lui tient à c£ur : mettre en avant des talents belges une fois par semaine afin de  » rendre leur fierté  » aux francophones. Entretien sans tabous.

Le Vif/L’Express : Vous pensiez un jour fêter vos dix ans à la tête de la RTBF ?

Jean-Paul Philippot : Ce n’est pas un événement pour moi. Je ne me suis même pas rendu compte que ça faisait dix ans que je suis là. On me l’a rappelé, ici, de manière très sympathique. Mais voilà, je ne me suis jamais fixé d’autres échéances que les objectifs pour l’entreprise. Là, on s’en fixe régulièrement. A titre personnel, non. Je n’ai pas un plan de carrière construit sur des échéances temporelles.

Lorsqu’on regarde dans le rétro-viseur, vous resterez l’administrateur général de la fameuse émission Bye-bye Belgium.

Je le resterai. Mais Bye-bye Belgium, c’est d’abord et avant tout un travail éditorial, celui d’une équipe de journalistes. Ce n’est pas l’émission de Philippot. J’y étais, je l’ai autorisée, je l’ai défendue, en exprimant aussi les limites que nous avons peut-être à certains moments franchies.

Vous la regrettez ?

Non. Je regrette d’avoir causé cette forte émotion, cette crainte, ce stress, ce qui n’était pas voulu. Mais pas la démarche.

Certains disent que vous avez  » RTL-isé  » la RTBF. Que vous avez choisi d’aller sur les terrains qui étaient propres à la concurrence en faisant perdre au service public une partie de son âme…

Ceux qui portent ce type de critiques n’ont jamais rien eu pour les étayer de manière objective et concrète. Cette critique-là me vexe dans la mesure où, si j’avais voulu copier RTL, je peux vous assurer que j’aurais fait bien mieux !

Mieux que RTL ?

Non, que ce que j’ai fait aujourd’hui dans ce qu’ils me reprochent. Ceux qui me soupçonnent de copier le privé ont un très, très mauvais jugement de mes capacités de travail. Aujourd’hui, les différences entre les grilles de RTL, ses choix éditoriaux, et ceux de la RTBF sont telles que ce type d’argument ne résiste pas à la critique.

Les deux JT, par exemple, sont tout de même très proches l’un de l’autre, désormais. En termes de contenu, de type d’approche journalistique, de hiérarchisation…

Les JT sont proches ? Je le confesse. L’actualité impose un certain nombre de sujets. Au-delà de cela, regardons de manière attentive les différences entre les journaux, entre les approches éditoriales… Le problème, c’est que certains critiques prennent un élément de la grille et en tirent des généralités. Il y a trois fautes. La première : notre offre d’informations n’est pas réduite à notre journal de 19 h 30. Deuxième erreur : quand on trouve dans notre grille de programmation quelque chose qui est comparable à ce que fait RTL, c’est toujours nous qui imitons. J’ai la faiblesse de croire, au contraire, que depuis des années RTL cherche à imiter la RTBF dans son journal de 19 heures. J’ai la faiblesse de penser, et d’ailleurs ils le disent régulièrement, que leur objectif est d’arriver au niveau éditorial de notre JT. Troisième erreur : en regardant l’ensemble de notre grille, il n’y a pas photo. Nous avons programmé, en 2010, 3,4 fois plus d’£uvres européennes que RTL. C’est la Commission européenne qui le dit, pas moi. Même chose pour la diffusion d’£uvres de la Communauté française.

Ces critiques de  » RTL-isation  » ont été ravivées par la mise à l’antenne de The Voice…

On pourrait alors adresser le même reproche à la BBC et Rai 2. Dès lors que cette émission rentrait dans nos critères, c’est-à-dire respect, non-voyeurisme, non-excitation d’un certain nombre de sentiments d’exclusion ou de moqueries, respect de la personne, il n’y avait pas de raison qu’on se prive du bénéfice d’un format d’émission qui, manifestement, a plutôt bien marché. Voyez les audiences, mais aussi l’engouement du public jeune, public qui désinvestit la télévision.

Sur  » The Voice  »  » JE NE SUIS PAS PLUS RICHE APRÈS QU’AVANT « 

The Voice, c’est un tournant dans l’histoire de la RTBF ?

C’est une étape. Cela fait des années qu’on ne reconnaît plus à la RTBF la capacité d’avoir un divertissement à la fois populaire et qualitatif. Quand je suis arrivé en 2002, c’était la dernière année de Pour la gloire et l’émission était à bout de souffle. Avec The Voice on restaure cette capacité, avec ce qui pour moi est la valeur ajoutée de cette émission : la découverte de jeunes ou moins jeunes qui ont du talent, qui en veulent, qui cherchent l’excellence, qui veulent se dépasser, et qui sont peut-être, dans leur domaine, un indicateur des espoirs que l’on doit avoir dans notre communauté.

Cela veut dire qu’après The Voice…

Après The Voice, nous n’aurons hélas pas les moyens de sortir quelque chose du même tonneau. Mais on entame début juin l’Euro, puis le Tour de France qui va démarrer de Liège, puis les Jeux olympiques. On reste jusqu’à la mi-août dans une offre événementielle, live et exceptionnelle.

Vous avez gagné de l’argent avec The Voice ?

Heu… [hésitation] non. Ce n’est pas une opération bénéficiaire. Je ne peux pas dire que je suis plus riche après The Voice qu’avant. En revanche, si j’avais mis 17 soirées de divertissement classique de la RTBF à la place, je serais beaucoup plus pauvre. Disons que The Voice est un programme dont le coût correspond à une soirée d’un mardi soir normal. Celui d’un télé-film, un bon téléfilm. Pas du tout une grande fiction, hein ! Et je parle en coût net. Mais à nouveau, cela veut dire quoi ? Certains films s’achètent à des prix hallucinants parfois. Le coût net des Ch’tis sur RTL ne doit pas être très, très éloigné du coût net de The Voice pour nous. Mais voilà, ça reste rentable pour eux. Ils savent qu’ils auront l’une des meilleures audiences de l’année, ce qui est important à leurs yeux. Cela crée une attirance sur toute la chaîne. Ce que nous ne calculons pas dans le prix de revient de The Voice, mais qui est réel, c’est que l’ensemble de notre chaîne sur les mois de janvier, février et mars a rajeuni.

Diriez-vous que RTL fait de bons programmes ?

Je crois que RTL fait de bons choix pour une chaîne privée, et parfois de bons programmes.

Y en a-t-il que vous leur enviez, dont vous avez pensé :  » Celui-là, c’est nous qui aurions dû le faire  » ?

Je ne vais pas répondre sur le présent, mais sur le passé. Je pense qu’il y a dix ans RTL a compris que la série américaine allait devenir un genre important en télévision.

Voilà de la bonne télévision pour vous ?

Ah, je suis le premier à dire qu’ils font des choses de qualité et qu’ils ont rompu avec le ronron francophone de séries de piètre qualité et de téléfilms qui n’étaient pas très créatifs. Ils ont bouleversé le genre. C’est un produit télévisuel de bonne facture qui est nécessaire aujourd’hui. Je suis content qu’on ait pu mettre un pied dedans en achetant The Mentalist. Comme je suis très content de programmer Mad Men qui ne marche pas du tout au demeurant, sans doute parce qu’elle est trop pointue. Mais dans le même temps, je soutiens que l’on doit développer de la production locale et exciter notre créativité, s’inspirer de tout ce qui a été fait aux Etats-Unis et venir avec quelque chose de différent et d’original.

Sur le rôle de la RTBF  » NOUS DEVONS CONTRIBUER À RENDRE LEUR FIERTÉ AUX FRANCOPHONES « 

Vous souhaitez créer ou renforcer une identité francophone ou wallonne-bruxelloise ? Cela pourrait être une mission implicite de la RTBF ?

Explicite. Nous en avons débattu et c’est l’un des éléments sur lesquels nous souhaitons travailler dans les années qui viennent. Vous savez, j’ai été extrêmement frappé lors de la conférence de presse pour le lancement de Comme un chef. Cela se passait au restaurant Comme chez soi. Les candidats étaient des garçons et des filles de 17 à 19 ans qui ont fait le choix, à 13 ou 14 ans, d’entrer à l’école hôtelière. C’est un choix solide dans une société où l’on dit que sans diplôme on n’est rien. Ils ont suivi un enseignement professionnel, qui n’est pas celui qui a la meilleure image de marque. Et ils sont là, en train de concourir, en compagnie de chefs étoilés, à Bruxelles, en Wallonie, en France, avec l’objectif de décrocher six mois de stage dans un temple de la gastronomie. On a de jeunes gars et de jeunes nanas qui ont envie de bosser, qui ont envie d’entreprendre. Je suis sorti de là en me disant : « Waouh ! » C’est une belle leçon. L’objectif n’est pas de transformer la moitié des jeunes de Wallonie et de Bruxelles en chanteurs professionnels ou en cuisiniers, non, mais c’est de se dire : on fait des efforts, on se dépasse et, au bout du compte, on est un peu fiers de nous.

On croirait entendre un plan Marshall de l’audiovisuel !

Je ne m’approprierai certainement pas le terme ! Je ne suis pas un homme politique et nous ne sommes pas une structure politique. Mais je crois que nous devons endosser cette responsabilité. En y mettant à nouveau des balises : il ne s’agit pas de faire de l’endoctrinement ou de promouvoir un programme politique. Il ne s’agit pas de sacrifier notre indépendance.

Sur les moyens de la RTBF  » IL ME MANQUE 6,5 MILLIONS. MAIS AVEC 100 MILLIONS DE PLUS… « 

Quelle est votre ambition pour les prochaines années ?

J’ai l’ambition – qui s’apparente à une utopie parfois -, que la RTBF de 2016 soit une RTBF avec plus de programmes produits, avec une fois par semaine, ou du moins 40 fois par an, un programme dans lequel on ait des talents, des moyens, des équipes techniques qui soient wallonnes et bruxelloises. Qui soit en tout cas l’expression de ce qu’on sait faire et le reflet de ce que nous sommes.

Pourquoi parler d’utopie ?

Il faut 6,5 millions pour amener à l’antenne une fiction hebdomadaire genre un A tort et à raison ou un Melting Pot café.

Ce n’est pas énorme sur un budget de 300 millions d’euros…

Je ne les ai pas pour l’instant et je ne sais pas si le gouvernement les trouvera. Mais beaucoup de choses sont possibles. On va peut-être le faire progressivement, étape par étape, peut être en commençant par dix et puis vingt… et on sera en 2016 et l’objectif de 40 sera atteint. On n’a pas discuté de ces modalités-là. Je sais simplement que cela contribue à une appropriation plus forte par le public de ses chaînes nationales. Ces émissions renforcent aussi l’attachement à soi-même, à son identité, à sa fierté, à quelque chose de plus large qui est l’appropriation collective de notre avenir en tant que Région ou Communauté. De plus, elles développent et solidifient une économie. La culture au sens large, c’est le premier produit d’exportation des Etats-Unis ! Les entreprises audiovisuelles flamandes ont une puissance économique, et donc une puissance créatrice, qui est venue du fait qu’elles ont reçu beaucoup de commandes de la VRT et de VTM. Elles se sont structurées, professionnalisées. On a créé des filières, on a créé des success stories. Et on en arrive au bout du compte à ce que le film flamand Rundskop fasse 460 000 entrées et Le Gamin au vélo 132 000.

La VRT, c’est une source d’inspiration pour vous ? Ses excellents programmes comme Terzake, ses Beken-de Vlamingen (Flamands connus), etc.

Réponse simple : cent millions de dotation publique de plus par an. Et cette somme est pratiquement investie en totalité dans la télévision. Divisez par 300 jours, cela fait 300 000 euros en plus tous les soirs.

Que feriez-vous avec 100 millions en plus ?

Je pourrais mettre à l’antenne une série belge tous les soirs. Cela pourrait être un Terzake francophone, un documentaire, une série belge, une émission d’investigation internationale…

Parmi les moyens de trouver de l’argent, il n’y a pas que la dotation publique. La RTBF est aujourd’hui à 21 % de financement par la publicité alors qu’elle pourrait atteindre 30 %.

Nous ne souhaitons pas augmenter le nombre ou la durée des publicités. Si on fait des audiences canon tous les soirs et qu’on vend deux fois plus cher nos minutes de pub, magnifique. Mais la publicité n’est pas la fonction première d’une entreprise publique.

Vous pensez que la RTBF a atteint le maximum supportable par les téléspectateurs ?

Non. Le spectateur regarde d’autres programmes avec beaucoup plus de pub. Il n’y est pas sensible. Et ça ne doit pas nous réjouir. Prenez l’exemple de nos voisins de France Télévisions, qui ont supprimé la pub. Leurs audiences ont-elles augmenté ? Non, elles diminuent. La télévision dont les audiences sont les plus stables, c’est M6, qui est certainement la plus  » commerciale  » du paysage audiovisuel français. Ce qui ne signifie pas que nous devons augmenter la pression publicitaire !

Vous n’avez pas l’impression parfois que, quoi qu’elle fasse, la RTBF sera critiquée ?

C’est le cas de tous les services publics. Et je trouve que c’est sain. Un collègue italien me disait voici quelques années : il existe deux sujets sur lesquels tout le monde a un avis, c’est la composition de l’équipe nationale de foot et les programmes de la chaîne publique. Je trouve que c’est un excellent indicateur de l’attachement que chacun porte à sa chaîne publique. Le jour où nous n’aurons plus de critiques, il faudra commencer à s’inquiéter…

PROPOS RECUEILLIS PAR ETTORE RIZZA ET THIERRY FIORILLI

 » Les différences entre les grilles et les choix éditoriaux de RTL et de la RTBF balaient toutes les critiques « 

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