Jean Nouvel – « L’architecte est un kleptomane »

Les derniers mois ont été  » nouvéliens  » en diable : présentation du musée du Louvre à Abou Dhabi, qu’il a imaginé ; participation, avec neuf autres agences européennes, au groupe de réflexion sur le Grand Paris ; lauréat de la tour Signal à la Défense (ouest de Paris) ; commissaire de l’exposition consa-crée dans la capitale française au sculpteur César, son ami. Et sortie récente d’un ouvrage consacré à son oeuvre (1). A 62 ans, Jean Nouvel, qui depuis trente ans cherche à élargir le champ de l’architecture, entretient un lien étroit avec l’art.

« Au début de l’été, la remise du Prix Pritzker, à Washington, vous a donné l’occasion de revenir sur votre carrière, devant le gratin de la profession. Racontez-nous…

E La cérémonie de remise du Prix s’étalait sur deux jours, en présence de certains anciens lauréats du Pritzker, qui avaient fait le déplacement pour l’occasion : il y avait notamment Frank Gehry, Renzo Piano, Zaha Hadid et Thom Mayne. Le deuxième jour, j’ai fait mon discours de  » lauréat « . J’ai essayé de retracer mon parcours, de faire comprendre pourquoi j’étais là et d’où je venais. L’architecture, c’est comme le tango, il faut être deux. J’ai donc d’abord évoqué l’importance de mes influences et de mes rencontres : mes parents, bien sûr, mais aussi Michel Foucault et Jean Baudrillard ; ensuite mes clients, Alain-Dominique Perrin, pour qui j’ai construit la Fondation Cartier, et Stéphane Martin, le directeur du musée du Quai Branly à Paris.

Puis j’ai repris mes principales idées, liées à trois moments de ma carrière. D’abord, un premier texte écrit à la fin des années 1970,  » L’avenir de l’architecture n’est pas architectural « . A cette époque, où se côtoyaient académiques, modernes historiques et postmodernes, tous étaient d’accord pour considérer que l’architecture était une discipline autonome. Moi, j’ai dit que si l’architecture était la pétrification d’un moment de culture, il fallait chercher son avenir en dehors de sa propre histoire. Beaucoup se sont élevés contre ce discours.

J’ai ensuite fait référence à la conférence que j’ai donnée dans les années 1990 au Centre Pompidou à Paris, intitulée  » Après la dissipation des brumes architecturales « . J’essayais alors de faire prendre conscience de l’existence d’une nouvelle couche géologique : le chaos urbain. Il fallait se rendre à l’évidence : des éléments s’étaient télescopés par hasard et une poétique de la ville était née de cet agrégat. D’où cette notion fondamentale : l’architecture n’est jamais qu’un processus de modification. J’ai terminé par un troisième point : la nécessité de se battre contre une architecture générique et de promouvoir une architecture vivante, qui évolue, apparaît et disparaît. Dans les attendus émis par le jury du Pritzker, il est expliqué que j’ai reçu le prix pour les bâtiments que j’ai construits, mais aussi pour avoir étendu le champ intellectuel de l’architecture. J’ai enfin conclu par un hommage à Oscar Niemeyer, en reprenant une de ses citations, elle-même inspirée de Baudelaire et qui dit, globalement : l’inattendu est une part essentielle de la beauté.

L’art tient une grande place dans votre vie et dans votre travail. Pourtant, vous n’êtes pas collectionneur. C’est curieux, non ?

E Je ne suis pas collectionneur pour une raison simple : j’aime les £uvres en situation. J’ai souvent reproché aux artistes du xxe siècle, à quelques exceptions près, Daniel Buren par exemple, de travailler directement pour les musées. J’ai toujours préféré ceux qui travaillent en pensant à la relation que leur £uvre entretient avec la vie ou avec la ville. Chez moi, j’ai quelques objets, mais je les pose à gauche ou à droite. J’ai beaucoup de mal à accrocher une toile au mur.

Vous avez été retenu pour participer à la mission de réflexion sur le Grand Paris. Vous avez gagné le concours de la Défense, avec la tour Signal. Quelle vision avez-vous du Grand Paris ?

E Au fond, la question est celle-ci : une ville peut-elle se dessiner ? Moi, je considère que beaucoup de choses sont déjà là et qu’il n’est pas question de brutaliser la ville, comme on l’a fait à l’époque d’Haussmann. D’où l’importance des hommes politiques. J’espère qu’on va pouvoir discuter avec eux de la façon dont la ville doit évoluer. Si tous les partis pouvaient se mettre autour d’une table et en parler, ce serait du jamais-vu ! Et si la France pouvait être capable de proposer une autre façon de construire la cité, au moins de la faire évoluer, ce serait bien. On oublie toujours qu’une ville que l’on imagine dans trente ans est déjà présente à 70 %. On ne passe pas du blanc au noir d’un seul coup.

Il y a toujours une mutation. Dans ce chaos urbain, beaucoup de choses ont pris racine, beaucoup de liens se sont tissés, il faut donc travailler à partir de là. Partir de l’analyse, comme le disait Michel Foucault. Plus une idée est générale, disait-il, plus elle est creuse, ou c’est un lieu commun. Or nous sommes plutôt pour des lieux qui ne soient pas communs en architecture !

Comment fait-on pour projeter une ville à trente ans ?

E N’oublions pas que l’on construit également pour le présent. Chaque fois que l’on a voulu être dans l’utopie, on a fait des bêtises. Il n’y a aucune thèse valable sur la ville du xxie siècle. J’ai toujours dit que l’architecture se pensait par rapport à ce qui existait déjà. 90 % des architectes traditionnels refusent de considérer que ce chaos qui s’est mis en place, en quelques décennies, doit être pris en compte. Une vie est née à l’intérieur. Et cette vie possède une charge affective qu’il est impossible de balayer d’un revers de main. L’utopie, c’est juste une lumière vers laquelle on va.

Qu’ont apporté les utopistes des années 1960, le groupe britannique Archigram, par exemple, qui développe une architecture sans fondations, purement théorique ?

E Ils ont montré que, justement, l’utopie prend du sens avec le temps. Archigram est le témoin extraordinaire des désirs et de la poétique d’une génération. Traduire cela dans la réalité a été plus difficile, mais je considère que le Centre Pompidou est un bâtiment archigramien. Pratiquement, un manifeste. Les transformations apportées au fil des années l’ont un peu gelé, mais tout est là. Archigram dit que la ville doit prendre en compte les nouvelles capacités techniques qui naissent tous les jours et que la forme elle-même a peu d’importance. Ce qui importe, c’est de mettre l’énergie de la vie dans la ville.

Votre tour Signal annonce-t-elle déjà un grand changement ?

E Il existera plusieurs types de lieux dans un même bâtiment : des commerces, un hôtel, des bureaux et des logements. Jusqu’ici, les tours de la Défense étaient monofonctionnelles. Je souhaite que la vie se diversifie dans les étages, dans une mixité proche de celle qui existait dans les immeubles haussmanniens, à une autre échelle. Y travaillaient alors différentes couches de populations. Avec cette tour, je mets en place une autre stratégie : la ville verticale. Pour chacun de ces lieux, je vais développer un espace semi-public. Au lieu d’une tour claustrophobe et d’un espace contraint, il y aura de grandes loggias ouvertes sur l’extérieur. Une manière de changer la façon de vivre à la verticale. C’est une typologie que l’on n’a pas eu les moyens de développer jusqu’à maintenant et que l’on propose aujourd’hui.

Vous étiez très lié au sculpteur César et avez été le commissaire de l’exposition qui vient de lui être consacrée à la Fondation Cartier. Pourquoi avoir accepté cette proposition ?

E Parce qu’il était aussi l’un de ses amis, Alain-Dominique Perrin, patron de la Fondation Cartier – que j’ai construite – m’a demandé non pas une rétrospective classique, mais un regard sur l’£uvre de César. Il a été très sous-estimé par les musées français. Il était mal compris parce que c’était un homme contradictoire, complexe, exubérant. Qui faisait des tas de choses en même temps. Il était hédoniste, généreux et adorait les mondanités. Il s’est mis dans une situation telle qu’il n’était pas vu comme un artiste  » sérieux « .

Je l’ai rencontré à l’Ecole des beaux-arts de Paris, à une époque où je voulais être artiste plasticien. Je le fréquentais comme copain. Moi, j’étais un petit, lui était déjà un grand, contrairement à ce que nos morphologies pouvaient laisser penser. L’amitié est venue au fil des ans. César était un personnage qui, dans la vie, était absolument délicieux. Il aimait tellement faire des choses différentes qu’il a toujours hésité à investir un champ plastique, tel que le ferait naturellement un artiste conceptuel comme lui. Or, finalement, César en a investi trois, alors que ce qu’il a fait dans un seul aurait déjà suffi à faire de lui un très grand artiste du xxe siècle.

Quels sont ces trois champs ?

E D’abord, ses compressions de métal, dans lesquelles il a mis les souvenirs de toute une époque. Le deuxième travail abordé dans cette anthologie, le deuxième champ qu’il a conquis, c’est l’empreinte humaine hors d’échelle. César a été un extraordinaire sculpteur au fer à souder. Ainsi, je commence par montrer son bestiaire : ses insectes, ses langoustes, ses chauves-sourisà sont des choses absolument incroyables. Là, tout à coup, il passait à la réalité absolue. Il était soucieux de rendre l’image la plus fidèle possible et fasciné par l’hyperréalisme d’un fragment de corps humain : les poings, la main, son célèbre pouce, le sein d’une femme. Vu son rapport à la sensualité, ce n’est pas très étonnant qu’il ait pris ce chemin-là. Ensuite, il y a le troisième champ : les expansions, qu’il découvre lorsqu’il commence à jouer avec les matières. César est le premier à avoir travaillé ces trois champs conceptuels liés au mouvement figé : la compression, l’empreinte humaine, l’agrandissement. S’il avait été américain, il aurait connu une gloire internationale rien qu’en travaillant à un seul de ces champs. Les artistes du xxe siècle ont comme point commun l’appropriation d’un espace conceptuel pour dire : regardez comme c’est beau.

Vous avez fait travailler l’artiste de la lumière Yann Kersalé au Quai Branly et les artistes aborigènes sur les façades, les murs et les plafonds du musée. En fin de compte, vos chantiers sont des invitations à imaginer des £uvres. Qu’avez-vous imaginé pour la tour Signal ?

E J’ai eu tendance à jouer moi-même un peu les artistes, parce que je me suis inspiré du travail du grand mathématicien Benoît Mandelbrot, l’un des découvreurs des fractales. Les images que l’on voit dans les loggias immenses, sur la maquette, sont des images fractales. A l’époque, les vastes loggias italiennes étaient peintes par les grands maîtres. Aujourd’hui, j’utilise ce que créent les artistes du xxie siècle. L’ensemble sera très lumineux, parce que sérigraphié sur des parois de verre. Cela devient le thème artistique de la tour Signal.

Mon métier, c’est de parler de tout ce qui fait la ville aujourd’hui. Et de nos désirs. L’architecte est un kleptomane. Il pique tout. Partout. Dans la rue. Dans la technique. Dans les objets. Et dans l’art. Je disais à César que l’art était plus important que l’architecture, parce qu’il pouvait débusquer davantage de choses. L’instant de l’apparition, l’instant de l’émergence, en général, on le trouve dans l’art. Même s’il est évident que, dans une £uvre architecturale, il y a un substrat artistique, du moins si l’architecte se préoccupe un peu de la forme et des sensations qu’elle fait naître. On peut espérer qu’il y en ait encore quelques-uns qui s’y intéressent ! En tout cas, celui qui s’y intéresse est en relation avec son époque, parce qu’on ne vient pas de nulle part. C’est pour cette raison que, dans mon architecture, comme dans celle de beaucoup de mes collègues, on trouve des correspondances avec l’art d’aujourd’hui. Parce que l’art est une sorte de laboratoire des émotions.

(1) Jean Nouvel – Critiques, par François Chaslin. InFolio, 270 p.

PROPOS RECUEILLIS PAR michèle leloup

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