Je t’aime, moi non plus

Les Wallons sont fiers de leur histoire sociale, les Flamands heureux de leur réussite économique. Les uns et les autres sont attachés à leur terroir. Regards croisés sur deux communautés

« La Wallonie, c’est beaucoup de morceaux. » Le Wallon? « C’est le Méditerranéen de la Belgique. » Les Flamands? Ce sont des gens « qui aiment labourer, qui ressentent le besoin de travailler, toujours travailler ». « La Flandre historique (…) est, selon moi, quelque chose d’artificiel. (…) Mais quand je suis aux Pays-Bas, je ne supporte pas qu’on m’appelle une écrivaine belge. (…) Je suis une écrivaine flamande. »

Voilà ce que racontent, entre autres, l’animateur Marc Moulin (RTBF), le comédien Benoît Poelvoorde, la chanteuse Jo Lemaire et l’écrivaine Brigitte Raskin, lorsqu’ils parlent de leur identité. Au total, une quarantaine de personnalités du monde culturel, social et intellectuel ont accepté de parler de leurs valeurs, des relations entre le nord et le sud du pays. Publiés dans Wallonie Flandre. Des regards croisés (Presses universitaires de Namur/De Boeck Université), ces entretiens ont été menés par Denise Van Dam et Jean Nizet, deux sociologues des Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix de Namur (FUNDP).

Au terme de leur travail, ils estiment qu’il est « temps de revoir des stéréotypes vieux de plusieurs décennies ». Ils doutent que l’on puisse encore « tenir des propos simplificateurs accentuant l’identité forte de la Flandre et l’identité faible de la Wallonie, ou soulignant le désert wallon et le paradis flamand en matière de culture, ou encore mettant en exergue les sentiments d’animosité entre habitants du Sud et du Nord ».

Car, première constatation, chacun se sentirait plutôt bien dans sa communauté. « Tant la vision de sa région que de l’autre région est positive », peut-on lire dans l’ouvrage des sociologues. Au Sud, le sentiment d’appartenance s’exprime de façon affective, tendre et chaleureuse. « On ne dit pas assez que la Wallonie est belle, tellement belle », explique Jeanne Vercheval, fondatrice, avec son mari, du Musée de la photographie, à Charleroi.

En outre, les Wallons sont fiers de leur histoire sociale – « les luttes ouvrières, le socialisme, les grèves… » -, de leur multiculturalité – « On est heureux d’avoir une population d’origine italienne, espagnole, arabe… » – et de leur identité: « Avec C’est arrivé près de chez vous, on a prouvé que l’on pouvait être wallon et créer un champ universel. Le film est vu dans le monde entier alors que l’on forçait sur l’accent wallon. »

Des ressemblances, surtout

Surprise: un bon nombre des interviewés flamands ont commencé, quant à eux, à parler de leur région sur un ton détaché, voire froid: « La Flandre n’est pas plus qu’un grand village », explique Marc Deneer, directeur d’Amnesty International Vlaanderen. « C’est peut-être nouveau, mais cela tient sans doute aussi aux caractéristiques des personnes interrogées », reconnaît Denise Van Dam, qui est d’origine flamande. Même si on y retrouve Karel Vinck, ancien président du Vlaams Economisch Verbond (fédération des entreprises flamandes), ou Jean-Marie Dedecker, sénateur VLD, beaucoup sont issues de l’intelligentsia flamande, qui est très critique vis-à-vis du néolibéralisme et qui entend se démarquer de l’establishment.

Une fois cette réserve idéologique dépassée, les interviewés flamands se sont toutefois laissés aller à vanter la qualité de vie « bourguignonne » de la Flandre, le bouillonnement culturel, reconnu internationalement, etc.

« Mais, dans leur discours, le passé d’oppression continue à peser très lourd, constate Denise Van Dam. Les Wallons ne parlent, quant à eux, jamais de ces périodes de l’Histoire commune. Les Flamands n’évoquent en effet pas seulement la domination de la Belgique par la bourgeoisie francophone. Leur sentiment d’oppression remonte aux XVe et XVIe siècles, au temps des Halsbourg, puis des Espagnols, sans oublier l’occupation française qui se termine en 1815. » Cela a contribué à la construction de l’imaginaire d’un peuple qui a toujours dû se battre et qui, malgré tout, s’en est sorti.

Cela dit, Flamands et francophones partageraient apparemment les mêmes grandes valeurs humanistes (solidarité, démocratie, pluralisme…) et une mentalité fort semblable. Ainsi, de part et d’autre de la frontière linguistique, on se décrit comme… des gens du Sud. Les Wallons parlent de leur « grande gueule » de Méditerranéen, de leurs racines latines. Les Flamands insistent sur leurs différences par rapport à l’esprit calviniste des Néerlandais, ce peuple du Nord.

L’ensemble des Belges auraient aussi développé un « esprit anti-étatique », comme disent les sociologues, soit une fâcheuse tendance à contourner les lois. Il se traduirait par un esprit frondeur et révolté, au Sud, et une méfiance plus sournoise, au Nord. Comme si, en raison de siècles d’occupation, l’Etat était toujours un peu ressenti comme un pouvoir étranger.

Le sentiment d’infériorité serait un autre trait commun, qui s’exprimerait, en Wallonie, par l’autodérision et, en Flandre, par la modestie. « C’est un peu inquiétant, car il s’agit d’un frein aux ambitions, pense Denise Van Dam. Si on manque de confiance en soi, qui peut nous faire confiance? » Enfin, également traditionalistes, Wallons et Flamands seraient viscéralement attachés aux particularités locales.

Bref, avec le temps, les sujets de friction se seraient-ils atténués, au profit des ressemblances, du moins, dans certains milieux intellectuels? Voici une dizaine d’années, Denise Van Dam avait déjà réalisé une enquête similaire auprès de dirigeants économiques, politiques et culturelles des deux communautés. « Depuis, il est frappant de constater que les Wallons sont de moins en moins nombreux à attribuer, à l' »Etat belgo-flamand », la responsabilité de tous leurs maux, notamment sur le plan économique, poursuit la sociologue. Entre-temps, la Wallonie semble avoir fait son autocritique, repéré les problèmes internes: une trop grande autosatisfaction, un laisser-aller… Maintenant, on sent une forme d’impatience, en attente d’une nouvelle génération d’hommes qui tardent à venir pour concrétiser de nouvelles idées. »

Du côté flamand, au sein de l’intelligentsia, le temps serait aussi à la pacification. « Bien sûr, la Flandre continue d’attribuer sa réussite à son bon climat social, à la volonté de travail de ses habitants, qui, pensent certaines personnes devenues minoritaires, sont « tellement mieux » que les Wallons, poursuit Denise Van Dam. Mais d’autres reconnaissent que ce succès est dû à un enchaînement de circonstances favorables: l’accès à la mer qui a stimulé les investissements étrangers, le réseau d’infrastructures partagé avec les Pays-Bas, un héritage industriel moins lourd que celui de la Wallonie. »

Des stéréotypes

Est-ce à dire que l’on ferait davantage preuve de compréhension de part et d’autre de la frontière linguistique? Voire. Les stéréotypes ont la vie dure. Les Flamands pointent toujours du doigt la passivité et le conservatisme des francophones. « La Wallonie ne bouge pas », pense la styliste Kaat Tilley. « Quand je roule en Wallonie, je ne vois aucun changement, je ne vois que de la paupérisation », ajoute le Pr Eric Suy, ancien secrétaire général adjoint de l’ONU et président du Vlaamse Toeristenbond.

Si les Wallons admirent volontiers le dynamisme économique et culturel de leurs voisins, ils sont tout aussi nombreux à fustiger leur intolérance et leur nationalisme. « Mais, à côté de cela, spontanément, ils parlent avec beaucoup de tendresse de la Flandre, évoquent des endroits habituels de vacances, des amis ou des parents qui y vivent, note Denise Van Dam. La Flandre reste très présente dans l’imaginaire wallon. »

En revanche, les interviewés flamands n’ont jamais manifesté ce réflexe. Quand on demande leur avis sur la Wallonie, ils vantent alors ses beautés naturelles et insistent, curieusement, peut-être, sur les points communs. « Ce qui nous lie est plus important que ce qui nous sépare », affirme Marc Deneer, d’Amnesty International Vlaanderen. Pourtant, cette indifférence est peut-être le signe que les Flamands ont déjà tourné la page de la Belgique. « Certes, comme les Wallons, ils souhaitent une meilleure collaboration entre les deux communautés, ajoute Denise Van Dam. Mais au même titre que celle engagée avec n’importe quelle autre région voisine. »

Dorothée Klein

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