» Je suis un peu une artiste infirmière « 

Cet été, la plasticienne gantoise défendra les couleurs de la Belgique à la Biennale de Venise avec une seule oeuvre monumentale inspirée par le personnage de saint Sébastien. Rencontre.

Toute habillée de noir, ce petit bout de femme de 49 ans nous reçoit à Gand dans les bâtiments d’une école primaire catholique. Les classes sont devenues ses ateliers. Non loin travaille son mari, le sculpteur Peter Buggenhout.

La discrétion que cette artiste revendique autant que sa liberté n’empêche pas sa notoriété. Reconnue, défendue et courtisée par les plus grands marchands, ses oeuvres de cire aux accents expressionnistes puissants, quoique tout en retenue, sont exposées à Londres, Paris, Melbourne, Zürich, Pékin ou encore New York et Moscou.

Le Vif/L’Express : D’où vient votre empathie avec les gens, si rare dans le monde des stars de l’art contemporain ?

Berlinde De Bruyckere : J’ai passé le plus clair de mon enfance chez ma grand-mère qui vivait dans un village entouré par la campagne, les vaches, les poules et les lapins. Par le dessin, dès mes 3 ans, je me racontais des histoires dont les héros étaient tout autant des personnages que des animaux ou des arbres. Ces univers imaginés me réconfortaient. Ils participaient à mon bien-être. Sans doute aussi à l’éveil de mon identité. J’existais grâce à eux. Mais ils m’emmenaient déjà vers des profondeurs dont je n’avais aucune conscience claire. Je me souviens par exemple d’une remarque pointant l’absence de feuilles sur  » mes  » arbres. Oui, j’avais bel et bien dessiné des arbres morts mais avec cette conviction qu’un jour, ils allaient renaître.

Dès ces premières années, la petite fille sensible prend donc conscience, comme tant d’autres enfants, de cette réalité de la mort. Mais une autre expérience va vous marquer au fer rouge …

Oui, à 5 ans, j’entre dans un pensionnat catholique pour n’en sortir que dix ans plus tard. Si la fillette que j’étais profitait des joies de la camaraderie qu’un tel enfermement provoque, elle se débat aussi avec la solitude dont seul le dessin la console. Le vie organisée, ritualisée même, va me nourrir davantage que me détruire. A la chapelle, au lieu de prier, je laissais voyager mon regard jusqu’aux crucifix, pietà, chemin de croix et autres martyrs. Le Christ devenait un héros. Mais à double visage. D’une part, blessé, je le voyais souffrant, tourmenté. D’autre part, je percevais sa grande douceur, son calme et, pour tout dire, son apaisante beauté. De la même manière, inconsciemment, les histoires racontées dans les évangiles, des paraboles aux scènes de miracles ou de martyres entraient dans mon esprit et stimulaient mon imagination.

Certaines de ces  » histoires  » vous touchaient-elles davantage que d’autres ?

J’aimais particulièrement le récit de Pâques. C’est-à-dire la renaissance après la période très dure du carême auquel on était toutes astreintes. La fête était celle d’une victoire. Je pense qu’une vie ritualisée marque notre présence au monde. Cela donne une sécurité aux gens et contient une part de la richesse de l’esprit humain. Voici peu, en Inde, j’ai assisté aux offrandes de fleurs, de graines et de lait à ces pierres lisses, douces et dressées de façon phallique qu’on appelle  » lingams « . C’était très beau et touchant, mais je ne comprenais pas. Alors de retour à Gand, je me suis documentée et j’ai trouvé cela de plus en plus beau : offrir de la vie pour nourrir un symbole de vie. J’aime cette idée du don dans les rituels, mais aussi celle de la croyance au pouvoir de ces offrandes. L’art n’est pas très éloigné de cette idée.

Vous regrettez l’absence de ces rituels dans notre vie citadine ?

Aujourd’hui, il existe d’autres rituels : la visite au musée avec les enfants peut en être un. Tout comme le fait de se retrouver pour les repas ou de passer une semaine de vacances rien qu’avec mon mari et mes deux enfants.

Un jour, vous entrez dans un musée. C’est un choc et un moment décisif dans votre vie d’adolescente.

J’avais 14 ans. Notre professeur de dessin nous avait emmenées au musée des Beaux-Arts de Gand. Pour la première fois, j’entrais dans une autre église. Celle de la culture. Une véritable révélation. Le Portement de croix de Jérôme Bosch où l’on voit la tête du Christ entourée par des visages aussi grimaçants que menaçants, c’était beaucoup plus qu’une image. Même la couleur de la peau des  » méchants « , par exemple, exprimait leur agressivité. Devant cette toile, j’ai compris combien la dimension technique nous porte vers d’autres niveaux de lecture. A l’époque, je n’aurais pu l’expliquer, mais j’en étais bouleversée. Aujourd’hui encore, je retourne régulièrement revoir ce tableau. A partir de lui, je me suis sentie de plus en plus proche des peintres du Moyen Age de ma région et de leur regard porté sur un monde qui inclut la mort.

Vos premières sculptures sont des représentations de jeunes femmes dont la tête et une partie du corps sont recouverts d’une vieille couverture.

On pourrait évoquer les sans-abri et les réfugiés. Il y a de ces préoccupations, mais l’idée vient aussi de l’enfance. Quel gosse n’a pas fabriqué un abri en tendant une couverture entre deux chaises et une table ? Ce fut sans doute ma première maison. Un abri. Je pouvais m’y retirer, y trouver un espace où je me sentais bien. Cette émotion-là était présente dans l’usage que j’ai fait des couvertures au début de ma carrière.

Les arbres faisaient partie de vos héros d’enfance. Aujourd’hui, dans la pièce monumentale que vous présentez à la Biennale de Venise, c’est un seul arbre présenté comme un corps qui s’est couché dans le pavillon belge.

Voir les arbres déracinés par la tempête qui avait ravagé la Normandie voici quelques années m’avait fortement impressionnée. J’en avais même ramené un dans la cour de récréation. Je savais qu’un jour, je m’en occuperais. Quand j’ai été choisie pour Venise, je me suis dit que j’allais enfin l’utiliser, mais pas pour en faire une oeuvre déconnectée du lieu où elle serait déposée. Je me suis donc rendue à Venise. Je me suis d’abord imprégnée de cette ville, de sa lumière et de ses ombres. De son double visage, festif, joyeux, voire insouciant d’un côté, sombre mélancolique, voire habité par la peur, de l’autre. En parcourant les musées et les églises, j’ai vu combien, par exemple, la portée érotique des oeuvres des Bellini et Le Titien contenait aussi sa part d’angoisse. Venise est aussi la ville de la peste noire et elle en rappelle la réalité à tous les amoureux qui embarquent dans les gondoles. Or le personnage de saint Sébastien martyr était invoqué contre la peste et ses représentations sont nombreuses. On lui rendait un culte, on lui faisait des offrandes. Avec l’aide des conseils et des réflexions de John Maxwell Coetzee (NDLR : prix Nobel de littérature 2003) avec lequel je me sens en affinité et que j’associe à mon aventure vénitienne, j’ai pu retrouver près de 80 représentations du martyre dont celle d’Andrea Mantegna à la Ca’ d’Oro. Certes, transpercé de flèches, saint Sébastien est un homme blessé à mort. Mais au lieu des crispations de la souffrance, il offre à voir un corps d’une douceur très sensuelle, féminine même. Mon arbre arraché par la violence de la nature s’est imposé comme pouvant être l’image de ce corps à la fois attaqué dans sa chair et beau, voire érotique. J’ai donc réalisé une suite de moulages en cire de l’arbre et de ses branches. Le tronc devient un énorme phallus que je couche sur de grands coussins usés et que je soigne des blessures infligées par les flèches figurées par les branches. Sa peau atteinte par cette agression passe des teintes rosies au goût du sang de la vie aux gris des cendres et aux noirs de la putréfaction. En même temps, les branches acérées peuvent aussi évoquer une éjaculation. L’oeuvre de plus de six mètres est posée sur un sol de bitume alors que les murs enveloppent la scène d’un brouillard noir. Chaque époque a sa peste. Aujourd’hui, il pourrait s’agir du cancer ou du sida.

Après avoir été transpercé de flèches, Sébastien agonise. Une femme du nom d’Irène va le soigner. Est-ce vous ?

Je prends en effet soin des blessures. Des miennes hier, de celles des autres aujourd’hui. Oui, je suis un peu une artiste infirmière.

À LIRE

Berlinde De Bruyckere : Romeu My deer, avec un texte de Caroline Lamarche. Ed Skira, 116 p.

Cripplewood, Berlinde De Bruyckere et J.M. Coetzee, Biennale de Venise 2013. Ed. Mercator, 112 p.

ENTRETIEN : GUY GILSOUL

 » L’art n’est pas éloigné de la croyance dans le pouvoir des offrandes  »

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