» Je suis un architecte du XIXe siècle « 

Le Camarguais Rudy Ricciotti a remporté la compétition internationale du MuCEM, le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée qui sera inauguré le 4 juin prochain à l’entrée du Vieux-Port de Marseille. Rencontre avec un rebelle.

Le Vif/L’Express : Le MuCEM, votre tout dernier projet et sûrement l’un des plus ambitieux, est sorti de terre et les attentes sont immenses pour la ville, qui semble espérer un nouveau souffle…

Rudy Ricciotti : Marseille n’a pas eu besoin du MuCEM ni du label  » capitale européenne de la culture  » pour exister. C’est la ville de France qui possède le plus grand nombre d’artistes par habitant. Elle est éminemment culturelle, mais de manière underground. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a un avant et un après-2013. Le lancement de Marseille-Provence 2013, au mois de janvier, a réuni 450 000 personnes dans la rue, sans un acte de violence. Cette ville a besoin de tendresse.

Comment imagine-t-on un projet dont on ne verra l’existence que des années plus tard ?

Il faut travailler dans l’anxiété, dans la peur de mal faire, de se tromper. Le plaisir passe après. Quand j’ai dessiné le MuCEM, il y a onze ans, je ne savais pas le construire. Je n’avais jamais utilisé le béton fibré à cette échelle. Marc Mimram, qui était dans le jury du concours, m’avait dit :  » Ton truc, c’est infaisable, tu mettras des poteaux métalliques comme tout le monde.  » Nous sommes finalement arrivés à ce que nous voulions. Je dis  » nous  » parce que je ne suis pas seul. Le vrai talent de l’architecte, c’est de savoir tout mettre en musique. Mais, pour y arriver, encore faut-il exercer un pouvoir d’attraction, attirer la confiance. Sur un chantier, l’architecte est comme un capitaine de navire, il doit embarquer tout le monde. Il faut se mettre en danger soi-même pour ne pas mettre en danger les autres. Quand j’ai travaillé sur le département des Arts de l’islam, au Louvre, j’ai dû me transformer en tortionnaire pour faire face à l’inertie bureaucratique. Sans quoi le chantier n’aurait jamais été terminé. Au MuCEM, ma responsabilité s’arrête à la livraison du bâtiment. Je ne me suis pas occupé de la scénographie, par exemple, sur laquelle j’avoue avoir quelques doutes.

Pourquoi ?

C’est tôt pour critiquer, car je n’ai encore rien vu, mais j’ai imaginé ce musée dans un rapport très fort à son environnement. Or, à l’étage, il est question d’installer des panneaux et d’obstruer les vitres qui donnent sur la mer. C’est tout le contraire de ce que j’ai voulu faire. Le problème, c’est que les fonctionnaires de la culture ne supportent ni le contexte territorial, ni l’horizon populaire, ni la violence méditerranéenne, ni la  » physicalité  » du monde. Ils préfèrent faire des pipes à l’impérialisme anglo-saxon et à la dictature minimaliste, surtout s’ils sont de gauche !

Ah bon… ? Cette critique du minimalisme et de l’impérialisme anglo-saxon n’est-elle pas un peu dépassée aujourd’hui ?

Je ne suis pas seul à défendre ce point de vue, mais j’ai le courage de le dire, de l’écrire et de prendre des positions très différentes du courant dominant. Il est vrai que, quand je dis à mes confrères et amis architectes Francis Soler ou Marc Barani que je ne suis pas minimaliste, ils ne me croient pas. Je ne suis pas moderne non plus. Je le sais depuis que je suis petit.

Mais qu’est-ce qu' » être moderne  » ?

En architecture, la modernité représente le discours de rupture. Toute l’histoire de l’art est fondée sur cette notion. Or je considère que nous sommes dans un tel chaos que ce n’est pas la peine d’en rajouter. Il faut au contraire développer des continuités. Cela passe par la recherche de récit, d’onirisme, de plasticité. Etre conceptuel aujourd’hui, c’est aussi vieux jeu que d’être moderne. Notez que mes bâtiments sont tous adossés à un acte de dépassement technique. Je pense savoir faire des choses que peu savent faire.

Quoi, par exemple ?

Le système structurel du MuCEM, l’enveloppe du stade Jean-Bouin, la coque lacérée du musée Cocteau… Les principes constructifs sont partie prenante de chacun de mes projets. N’imaginez pas que la résille de béton fibré qui enveloppe le MuCEM soit juste un petit dessin fait comme ça. C’est un travail de couture, extraordinairement féminin, proche de la broderie. Et cela demande une prise de risque, car il faut les stabiliser, ces portées. Même chose pour les parois moulées que j’ai laissées dans les entrailles de l’ouvrage ou pour les structures racinaires qui descendent jusque dans la mer. J’ai la prétention d’avoir un registre et un volume musical très large. Je ne travaille pas avec deux notes, comme les minimalistes. Mon architecture est une musique plutôt free style.

Est-ce la raison pour laquelle votre style architectural n’est pas clairement identifiable ?

C’est possible. Chaque projet est différent. J’ai cela en commun avec Jean Nouvel et Francis Soler. Nous sommes tous des architectes du contexte. Mais ce contexte, il faut l’attraper par le cou, l’étrangler, le secouer pour lui faire dire ce qu’il a dans le ventre ! J’utilise cette discipline pour faire parler le réel et tenter de le transformer. Si j’ai un objectif, j’y vais. Je ne lâche pas.

D’où vient votre esprit combatif, est-ce un héritage familial ?

Mes parents étaient des immigrés italiens, venus d’Ombrie : cette Italie centrale paysanne, celle qui baisse les yeux, qui ne parle pas fort. J’ai passé mon enfance sur les chantiers de mon père, maçon. Je le voyais chaque jour, lui et ses confrères, le marteau à la ceinture. Nous, les ritals, nous ne savons rien faire d’autre que travailler. Si j’ai choisi l’architecture, c’est uniquement parce que je voulais exercer un métier de plein air. J’ai été père de famille à 24 ans, j’ai toujours bossé comme un acharné. C’est simple, dans les années 1980, je n’ai pas pris de congés pendant dix ans. Je travaillais seul à la planche à dessin. C’était avant les ordinateurs.

Quel est pour vous le meilleur moment : celui où vous dessinez le projet ? Où vous gagnez le concours ? Où vous posez la première pierre ?

C’est le chantier. J’adore les entreprises, les compagnons au travail. Ensuite, il y a l’ouverture au public. Quand j’ai vu les Marseillais affluer au MuCEM pour la visite du chantier, j’étais ému. Je crois à l’incroyable talent qu’ont les gens pour décoder l’architecture. Ce musée est déjà un succès populaire. Il a été adopté de manière imprévisible, sans attiser aucune critique.

Tout le monde va vouloir  » son Ricciotti « , comme Gehry après Bilbao et le Guggenheim…

La différence entre Gehry et moi, c’est qu’il pille ses clients, tandis que je construis le MuCEM pour le même tarif au mètre carré que le logement social que je prépare dans le XVIe arrondissement, à Paris. Soit 2 400 euros du mètre carré. Je reste un architecte local ! Je ne suis pas dans le consumérisme technologique. Je sais faire de la bonne cuisine avec pas grand-chose.

PROPOS RECUEILLIS PAR MARION VIGNAL

 » Je ne travaille pas avec deux notes, comme les minimalistes. Mon architecture est une musique plutôt free style « 

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