« Je déteste mon passé et celui des autres »

René Magritte n’aimait évoquer ni son enfance ni sa jeunesse. Pourtant, l’ouvre surréaliste pourrait bien leur être, en partie, redevable.

René Magritte (1898-1967) a cultivé l’anonymat. A l’abri de son chapeau boule, il passe dans la rue sans jamais faire d’éclat. Il n’a même pas d’atelier, mais seulement un petit chien qu’il emmène partout, même dans les salles du musée de Bruxelles. Et puis, il y a Georgette. Georgette, toute sa vie. Mais, dans la salle à manger qui lui sert d’atelier, Magritte devient anarchiste en chambre. A moins que ce ne soit là une stratégie redoutable et bien connue des terroristes. Magritte est un dormant, les yeux ouverts sur un objectif : faire sauter les certitudes.

Mais d’où lui venait ce désir incompressible ? Pour le savoir, il faut quitter Bruxelles et les amis surréalistes et s’enfoncer non pas jusqu’à Lessines, où il naquit, mais à Châtelet où, après quelques déménagements, la famille s’installe en 1904, au grand dam du voisinage. Le père, toujours tiré à quatre épingles, porte fièrement moustache et chapeau boule. Mais son attitude autant que ses convictions anticléricales et son caractère de  » noceur indécrottable  » suscitent les ragots. Tour à tour vendeur de denrées coloniales, de savon et bientôt représentant d’une margarine végétale appelée cocoline qui lui apporte l’aisance financière, il délaisse sa femme, une vraie martyre à en croire les commérages. En plus, il ne daigne pas parler le wallon. En revanche, il offre malgré lui aux enfants une pièce encombrée de boîtes et d’affiches dont René Magritte fait un terrain de jeu aux dimensions d’un premier labyrinthe qui le pousse à rechercher très tôt l’émerveillement et le sens du bizarre. Cette attirance pour l’étrange, le merveilleux et le fantastique, il le doit aussi à la personnalité de certains membres de sa famille et aux vacances à Soignies, chez une tante :  » Dans mon enfance, écrit-il ( Ligne de vie, 1938), j’allais jouer avec une petite fille, dans le cimetière. Nous visitions les caveaux souterrains dont nous pouvions soulever les lourdes portes de fer et nous remontions à la lumière, où un artiste peintre, venu de la capitale, peignait dans une allée du cimetière, très pittoresque avec ses colonnes de pierres brisées jonchant les feuilles mortes. L’art de peindre me paraissait alors vaguement magique, et le peintre, doué de pouvoirs supérieurs.  » Il évoquera bien plus tard cette petite fille qui fut  » l’objet de [ses] rêveries et se trouvait engagée dans des atmos-phères mouvementées de gare, de fêtes ou de villes qu'[il] créai[t] pour elle « .

A l’école, René Magritte est déjà un insoumis mais pas un cancre. Il dessine déjà et surtout colorie les figures de son héros le bandit Zigomar, dont il achetait le récit des aventures en même temps que farces et attrapes au Passe-Temps, la librairie du coin. Car Magritte aime les farces. Des plus gentilles (le cigare explosif aux pétards qu’il jette sous les portes) jusqu’aux plus scatologiques. Avec sa bande, il aime les  » farces aux crottes  » qu’il confectionne avec délice et jette du haut des toits ou dépose là où on met le pied au cri de  » Zigomar peau d’anguille « . Certaines gagnent même en cruauté, passant par le vol de poules ou le lynchage de chats.

A 12 ans, Magritte qui aime toujours colorier les images, se rend aussi au premier étage d’une boutique de bonbons tenue par les  » demoiselles Thomas « . C’est là qu’il reçoit ses premiers cours de peinture, même si, évoquant ce moment, il préférait dire qu’il y avait appris la pyrogravure et la décoration de porte-parapluie. Un an plus tard, à l’occasion de l’exposition universelle de Charleroi, il entre  » chez Zénon « , un petit cinéma installé dans une baraque entre d’autres échoppes de divertissements, roue joueuse, water-chute et railway-câble. Il en sort fasciné.

Un cadavre sous les yeux

Mais, soudain, la réalité bascule. Il a 13 ans quand sa mère quitte le domicile en pleine nuit, sans laisser d’adresse. Elle s’est enfuie par la fenêtre sans réveiller personne. On la cherche en vain. Deux semaines plus tard, le corps de Regina Bertinchamp est repêché dans les eaux de la Sambre sous un pont et à l’ombre d’un terril. Magritte est là face au cadavre boursouflé dont la chemise de nuit recouvre le visage. Va-t-il s’effondrer ? Non, il se tait, ne verse pas une larme. Il en tire même une certaine fierté, confiera-t-il plus tard à son ami Scutenaire  » à la pensée d’être le centre pitoyable d’un drame « . Pourtant, à partir de ce jour, Magritte ne reparlera plus jamais de sa mère et surtout pas de son suicide ni de la mort :  » On ne parle pas de ces choses-là « , disait-il à Georgette. Le déni masquerait-il pour longtemps le mystère du monde qu’il cherchera à révéler dans la peinture ?

Par contre, il s’en retourne vers ses héros de papier et les rébus parus dans Le Magasin pittoresque, Les Belles Images ou encore La Jeunesse illustrée. D’un côté, les voleurs, brigands, vagabonds : Fantômas d’abord, qui épouvante les habitants, mais aussi Pol l’Ollonois, le corsaire français, ou encore Morgan, le pirate. Et, face à eux, les détectives Nick Carter, Nat Pinkerton, Lord Lister, Charles Dupin. Magritte, être double ? Peut-être. Mais il y a plus. La vie reprend son cours. Et pour Magritte, livré à lui-même, les rues de Châtelet restent son terrain de chasse. Là où il découvre les grandes affiches de cinéma qui annoncent les futures séances de projections organisées dans une brasserie qu’il fréquente assidûment. Ce qui ne l’empêche pas, lui et sa bande, d’imaginer de nouvelles frasques comme de jeter de la levure dans les toilettes (ce qui provoqua une montée des mousses bien au-delà des sanitaires) ou, par nuit sans lune, cachés dans les encoignures de portes de la longue rue principale, d’effrayer les passants.

Quelques mois plus tard, le père emménage à Charleroi avec ses trois petits diables aussitôt confiés à une nouvelle gouvernante, bientôt promue au titre de maîtresse du maître. De son côté, René va vivre son premier grand amour d’adolescent. Il la rencontre à la foire dans le carousel-salon, une tente sous laquelle tourne sous les miroirs le manège de chevaux alors que, tout autour, on danse et boit et flirte au son des airs joués par l’orgue de Barbarie. Il a 15 ans. Elle en a 12. Il l’emmène partout avec lui et surtout au  » cinéma bleu « . Elle s’appelle Georgette, mais cela ne l’empêche pas de dessiner encore et encore des femmes nues dans les marges de ses cahiers.

1914, la guerre éclate. La famille s’en retourne à Châtelet, le père perd son travail, René aimerait fumer la pipe. Comme Nick Carter. Et comme il peint, il deviendra artiste. L’année suivante, il  » monte  » à Bruxelles.

L’aca de la rue du Midi

Magritte le potache entre donc aux Beaux-Arts. Il s’y révèle un élève peu assidu mais particulièrement remarqué. Quand, par exemple, il déambule dans les couloirs tirant derrière lui un long collier de cervelas acheté chez le charcutier du quartier. Ou, recouvert d’un drap, il se promène sur les toits à l’heure où les autres passent leurs examens. Ou encore lorsque après avoir remarqué la présence d’un local de blanchisseuses par-delà la fenêtre de l’atelier situé à l’étage, il empoigne la gouttière, se laisse glisser et ne revient qu’après avoir  » pu en attraper une dans l’escalier « . Oui, Magritte reste un provocateur, amuseur, jouisseur. Il aime par-dessus tout faire  » ce qui ne se fait pas  » :  » J’ai mené une vie fort joyeuse, centrée, bien entendu sur ma peinture, mais aussi sur les pintes de bière, les discussions interminables avec les copains, en un mot, la vie d’un étudiant peu studieux. « 

Entre-temps, son père, qui s’est installé à son tour à Bruxelles, se lance dans la fabrication de conserves et la vente d’images pornographiques. René Magritte, lui, peint des nus et ses premières affiches… contre la syphilis.

C’est aussi grâce à ces discussions de bistrot qu’il prend conscience, avec ses amis d’alors, les frères Bourgeois et Pierre Flouquet puis Pierre Servranckx, entre autres (qui deviendront les porte-drapeaux du constructivisme en Belgique) des nouvelles formes de l’art (cubisme, futurisme et abstraction), ainsi que de l’engagement politique qui les accompagne. Il essaie même quelques toiles dans le  » genre « , mais doutera de cette veine par trop austère.

En 1920, en effet, il rencontre un jeune pianiste de 16 ans, adepte de la musique d’Erik Satie et des poésies de Tristan Tzara, animateur du mouvement dadaïste : Edouard Mesens. Le ton lui plaît, la manière lui convient. Les deux comparses deviennent inséparables. C’est aussi avec son nouvel ami qu’un jour, dans le jardin du Botanique, il retrouve Georgette. Ils ne se quitteront plus. Ils songent même à se marier :  » Mais ce n’est qu’un gamin « , prévient son père alors en procès après avoir été millionnaire. Il accepte néanmoins l’idée, se souvient Georgette, mais pas avant que René  » ne soit complètement guéri de la gorge « .

 » Pourquoi ? Parce que ça ne se fait pas « 

En 1922, le mariage est conclu dans l’église Sainte-Marie, à Schaerbeek. Magritte ne vit pas de la vente de ses tableaux, mais de divers travaux qui vont de la réalisation d’affiches à la peinture de panneaux de cinéma, en passant par le dessin de couvertures de partitions musicales. En 1924, il vend son premier tableau qui n’est pas encore surréaliste. Un an plus tard, il découvre à 27 ans Le Chant d’amour du peintre Giorgio De Chirico. Ce sera l’élément déclencheur :  » Le spectateur, écrira-t-il, entend le silence du monde.  »

Mais de quel silence s’agit-il ? Serait-ce aussi celui d’un passé enfoui ? Désormais, sous l’apparence d’un bourgeois, il va chercher par le seul recours de l’image silencieuse à rejoindre… le mystère du réel, sa sur-réalité. Mais, du surréalisme justement dont il découvre les manifestes signés par André Breton un peu plus tard, Magritte retient la leçon suivante : » Tu te promènes en rue, explique-t-il à l’un de ses amis, tu aperçois de l’autre côté de la rue un prêtre, tu n’hésites pas une seconde, tu traverses, tu le frappes, tu lui craches au visage et, quand il est à terre, tu le roues de coups de pied dans le ventre. Pourquoi ? Parce que ça ne se fait pas. « 

Magritte entre alors en scène. Magritte devient Magritte. Levée de rideau. Quelques mois plus tard, il peint son premier tableau surréaliste.

G.G.

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