» Je crois dans notre capacité à nous réinventer « 

Longtemps proche des néoconservateurs, le philosophe et économiste prend ses distances. Dans cet entretien accordé au Vif/L’Express quelques jours avant le scrutin américain, il explique les raisons de son vote pour Barack Obama.

Assistons-nous, sur fond d’élection présidentielle, au grand déclin américain ? E Voilà un moment que l’Amérique, sans que l’on puisse parler pour autant d’effondrement, est entrée dans un monde plus multipolaire, avec l’émergence de l’Inde, de la Chine, mais aussi de la Russie. Mais la surprise vient de la rapidité avec laquelle l’économie américaine a sombré dans la débâcle. Cet événement aura surtout des conséquences dans le domaine des idées. Le modèle américain va dorénavant apparaître moins attrayant ; ses détracteurs ne manqueront pas de munitions et pourront légitimement poser la question suivante : qui est donc l’Amérique pour nous donner des leçons sur la meilleure manière d’organiser notre économie ?

Quelles sont les solutions de rechange ?

E Par chance pour les Etats-Unis, les autres modèles laissent plutôt à désirer. Le plus réussi semble être celui de la Chine : un régime autoritaire, modernisateur, qui prospère toujours malgré ses problèmes, quand bien même il pourrait subir les conséquences de la crise actuelle. Pékin n’a pas formalisé son modèle sous la forme d’idées et de principes comme ont pu le faire les Etats-Unis. Quant aux Russes, ils n’apportent pas grand-chose non plus, sinon une expression de leur fierté nationaliste. L’islam a sa propre utopie alternative, mais elle n’attire pas les foules hors du monde musulman. Enfin, il y a des modèles populistes, comme celui du président du Venezuela, Hugo Chavez, qui ne représentent pas une claire tendance internationale. Poutine et Chavez se sont rapprochés, mais ils n’ont rien en commun, si ce n’est leur pétrole et leur haine des Etats-Unis. Il est plutôt bon pour la planète qu’il n’y ait pas un puissant système concurrent à la démocratie libérale, mais une multitude de petits modèles rivaux.

En matière économique, l’idéal reaganien a-t-il vécu ?

E Les déréglementations bancaires excessives, l’expansion des doctrines du libre marché vers les pays du tiers-monde ont existé aussi sous Clinton. Personne n’est exempt de reproches. Certes, avant Ronald Reagan prévalait encore un sens des responsabilités qui interdisait de laisser s’emballer les déficits budgétaires. Le problème est devenu plus profond, car une véritable culture de laisser-aller économique, cautionnée par les institutions elles-mêmes, a conduit à une énorme accumulation de dettes à tous les niveaux de la société. Cette situation est par nature intenable. Elle n’a pu durer que parce que des pays étrangers ont continué de nous prêter cet argent.

Qu’en est-il de la démocratie ?

E Elle est devenue d’un maniement très délicat depuis que le gouvernement Bush en a fait le prétexte de la guerre en Irak. Le mot démocratie est considéré, par exemple au Moyen-Orient, comme un mot codé représentant l’hypocrisie, les intérêts nationaux et l’expansion de la sphère améri-caine. La promotion de la démocratie doit retrouver sa légitimité universelle. Il faut prouver qu’elle n’est pas seulement un outil de la politique étrangère américaine mais un but louable en lui-même, appelé de ses v£ux par le monde entier. Pour cela, les Etats-Unis doivent faire amende honorable, fermer Guantanamo, cesser de torturer les suspects, se retirer au plus vite d’Irak et établir une nouvelle doctrine qui dissocie démocratie et intervention militaire.

Reconnaissez-vous maintenant l’erreur des néoconservateurs ?

E Oui. Elle s’explique ainsi. A Berlin, Ronald Reagan a dit à Gorbatchev :  » Monsieur Gorbatchev, abattez ce mur.  » Et Gorbatchev a abattu le mur. L' » empire du mal  » s’est effondré de lui-même, sans la moindre effusion de sang. Ses pays satellites se sont intégrés sans difficulté dans le monde occidental. Mais les conditions dans lesquelles cet événement s’est produit étaient fortuites et n’ont aucune chance de se reproduire dans l’avenir, et sûrement pas dans une partie du monde aussi différente sur le plan culturel que le Moyen-Orient. La leçon qu’en ont tirée les néoconservateurs de l’administration Bush, c’est qu’il suffit d’être inflexible comme un Reagan ou un Churchill pour que l’ennemi s’effondre de lui-même, sous le poids de la contestation intérieure et de ses contradictions.

Quels sont vos liens avec le mouvement néoconservateur ?

E Certains ne m’adressent plus la parole. Etant donné la façon dont ce groupe a évolué, je n’ai plus grand-chose en commun avec lui. La plupart n’ont tiré aucun enseignement de ce que nous vivons en Irak. Ils veulent commencer une troisième guerre avec l’Iran, ce qui me paraît invraisemblable. La majorité d’entre eux apparaissent omme de simples défenseurs de la toute-puissance américaine. Et de sa force militaire.

L’Amérique peut-elle avoir un nouveau rôle dans l’aide au tiers-monde ?

E Pour être juste envers Bush, il faut dire que l’aide internationale américaine, après avoir diminué pendant vingt-cinq ans, a doublé sous son administration, en particulier pour la lutte contre le sida en Afrique. Mais nous avons failli ailleurs, en nous montrant incapables de lier développement et sécurité, surtout en Afghanistan, où la guerre contre les talibans devrait s’accompagner d’un véritable effort de reconstruction économique du pays et de ses infrastructures. Il y a bien des idées qui flottent à Washington sur ce sujet, mais nous n’avons consacré ni l’argent ni le personnel nécessaires à ce projet.

Croyez-vous à un regain d’influence des institutions internationales ?

E Le gouvernement Bush a manqué l’occasion de développer une nouvelle vague d’institutions qui auraient pu mieux gérer les problèmes dus aux Etats fragilisés, aux crises financières internationales, à l’environnement et au réchauffement planétaire. Le G 8 n’est pas adapté à un monde où des pays comme la Chine et le Brésil jouent un rôle de plus en plus important. Mais les Etats-Unis, qui pourtant sont à l’origine de l’ONU et des institutions de Bretton Woods, n’ont exercé aucun leadership dans ce genre de réforme et ont négligé d’y investir leur capital politique. Je ne doute pas du désir de Barack Obama, s’il est élu, d’agir de manière moins  » unilatéraliste « . Mais sa marge de man£uvre sera étroite, du fait de la perte de crédibilité du modèle américain.

Pensez-vous que cette élection va marquer un changement intérieur profond ?

E Ce devrait d’abord être l’heure des comptes. Je me suis décidé à voter pour Barack Obama car il est difficile de trouver un gouvernement qui ait plus failli à ses devoirs nationaux et internationaux que celui de George W. Bush. L’élection d’un républicain représenterait un déni de justice. Si Obama est élu, nous aurions non seulement un président démocrate, mais aussi un Congrès bénéficiant d’une majorité suffisante pour éviter tout blocage de la part de l’opposition. Il restera un problème clef de la vie politique américaine : la division idéologique, partisane, qui bloque tout progrès politique. Notre pays est confronté à des chantiers énormes qui vont de l’assurance-santé à la faillite des retraites, sur fond de déficit budgétaire vertigineux. Or il est impossible, au sein du Parti républicain, de déclarer la fin des illusions reaganiennes, le retour au réalisme fiscal et au serrage de ceinture, au nom de l’urgence et de l’effort national.

S’il est élu, qu’attendez-vous d’Obama dans les circonstances actuelles ?

E Qu’il change la façon dont nous abordons les problèmes. L’ère Reagan a été marquée par la suspicion, voire la haine de l’Etat. En conséquence, voilà trop longtemps que la haute fonction publique n’attire plus les meilleurs éléments. Nous souffrons d’un manque de talents et de compétences, à tous les niveaux du gouvernement. Obama, comme Kennedy, s’est donné pour mission d’inspirer un grand retour vers le service public. C’est une priorité. Ensuite, il devrait éviter de surcorriger les erreurs des trois décennies passées en recourant à une protection ou une réglementation excessive. Il lui appartiendra de faire ses preuves de leader en se gardant de sauver, au nom de l’emploi à court terme, des grands de l’automobile menacés de faillite, ou de céder au populisme en remettant trop en question les accords de libre-échange et la mondialisation.

A quel point l’élection d’Obama marquerait-elle une ère nouvelle ?

E Ce qui est passé inaperçu, durant cette campagne, c’est qu’Obama ne constitue pas une anomalie : il existe dans ce pays une puissante middle class noire extrêmement éduquée, promue au plus haut niveau des entreprises et des institutions. Au fond, Obama représente une évolution générale et patente de notre société. S’il réussit sa présidence, il contribuera à la poursuite d’un profond changement des mentalités. Mais, s’il commet des erreurs et se discrédite, nous pourrions assister à une répétition des vieilles tensions du passé.

Etes-vous confiant dans un retour en force des Etats-Unis ?

E Lorsque j’ai écrit La Fin de l’Histoire…, le monde entier semblait converger vers le modèle démocratique. Il a pu reculer, ici ou là, mais la démocratie reste la seule idée qui tienne toujours la route. J’ai aussi confiance dans la capacité de l’Amérique à se réinventer. Je vous rappelle que nous allons élire un président noir ; ce simple fait aura des conséquences profondes sur la manière dont nous concevons la vie publique et notre société.

Entretien : Philippe Coste

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire