Jan Hertogen :  » L’abus des dossiers de victimes « 

Le sociologue flamand Jan Hertogen, 63 ans, est l’une des 475 victimes qui avaient confié leur histoire intime à la commission Adriaenssens. Depuis l’Opération Calice, il se bat pour la défense de sa vie privée. Et attend un geste de l’Eglise.

Le Vif/L’Express : C’est un paradoxe que pour défendre votre droit à la vie privée, vous en soyez venu à révéler les abus sexuels que vous avez subis dans votre jeunesse (15-17 ans) de la part d’un aumônier d’un mouvement de jeunesse, à Hasselt.

Jan Hertogen : Oui, mais il y a eu un momentum historique entre la révélation de l’abus commis par l’évêque de Bruges sur son neveu et l’appel de Mgr Léonard à dénoncer les faits de pédophilie dans l’Eglise, d’une part, et la saisie des dossiers de la commission Adriaenssens par le juge d’instruction Wim de Troy, d’autre part. Cela m’a encouragé à prendre mes responsabilités. J’ai vécu toute ma vie avec des questions angoissantes. Mon silence de l’époque avait-il permis à mon abuseur de commettre d’autres faits ? De se servir de son autorité morale pour entraîner d’autres adolescents à vivre la  » phase homosexuelle  » de leur développement, comme il disait ? Le 27 avril, j’ai donc écrit à la commission Adriaenssens, comme des dizaines d’autres victimes. Cette dynamique de dévoilement d’une vérité partagée, j’y ai trouvé un grand soulagement… Jamais l’Eglise n’avait autant été disposée à coopérer avec la justice. Avant les saisies, quinze dossiers avaient déjà été transmis au parquet fédéral, avec l’accord des intéressés. Il fallait simplement encore un peu de temps… La commission Adriaenssens se préparait ainsi à confronter le cardinal Danneels avec la quarantaine de personnes qui s’étaient plaintes de son inaction. Mais lorsque j’ai appris par la radio, le 24 juin, que la commission Adriaenssens était perquisitionnée, ma vie a de nouveau basculé. Ma déception a encore été plus grande de voir que des instances comme la commission de protection de la vie privée, le chef de la police judiciaire fédérale de Bruxelles, des professeurs d’université, des facultés de médecine, les politiciens, etc., ne protestaient pas – voire approuvaient – ce viol de la confidentialité promise à des personnes déjà fragiles. Le jour même, j’ai déposé plainte contre la commission Adriaenssens pour n’avoir pas réussi à protéger ma vie privée, ensuite, contre le juge De Troy.

Avec lui, vos rapports n’ont pas cessé de se dégrader…

Comme l’a dit le président de l’association des juges d’instruction, Karel Van Cauwenberghe, le refus de Wim De Troy d’expliquer l’arrêt de la chambre des mises en accusation de Bruxelles, qui invalidait les perquisitions du 24 juin, ce refus était une  » faute  » à l’égard des victimes et un manquement à l’égard de la société tout entière. Il ne faudra pas s’étonner, disait-il, que de plus en plus de personnes, dont des victimes, demandent l’ouverture de procédures disciplinaires contre des magistrats.

C’est ce que vous venez de faire. Vous avez aussi déposé plainte, à Malines, contre le refus du juge Wim De Troy de vous donner accès aux dossiers de la commission Adriaenssens, alors qu’il les a ouverts, les 5 et 6 octobre, à six autres victimes, dont le neveu de l’ancien évêque de Bruges…

C’est une situation hallucinante. Il m’a refusé ce droit, alors qu’il a permis à trois collaborateurs de Mes Walter Van Steenbrugge et Christine Mussche de fouiner pendant deux jours dans les dossiers de personnes qui ne les ont pas mandatés pour cela et qui sont peut-être défendues par d’autres avocats ! En tant que partie civile, dont la Cour de cassation a reconnu, le 12 octobre, qu’elles auraient dû être entendues par la chambre des mises en accusation, j’aurais dû, moi aussi, avoir accès à ces pièces. J’étais à la police fédérale le jour où les trois collaborateurs de ces avocats sont venus prendre des notes sur les 475 dossiers de la commission Adriaenssens. J’ai essayé de protéger mon dossier. J’ai été immobilisé par des policiers qui ont plaqué mon bras contre mon dos, me causant des douleurs insupportables à l’épaule.

Comment expliquez-vous que les choses aient à ce point dégénéré ?

Il y a une collaboration objective entre le juge d’instruction Wim De Troy, qui veut sauver son enquête contre l’Eglise, et le cabinet d’avocat Van Steenbrugge, qui est le conseil, par intermittence, de l’abbé Rik Devillé, fondateur du groupe Mensenrechten in de Kerk (Droits de l’homme dans l’Eglise). Leur but est de démontrer une  » négligence coupable  » dans le chef de l’Eglise, afin de pouvoir monter une class action, comme aux Etats-Unis. C’est la raison pour laquelle, sur les conseils de Me Van Steenbrugge, le neveu de Roger Vangheluwe s’est constitué partie civile dans les mains du juge d’instruction Wim De Troy, le 3 août, alors que le dossier Vangheluwe est normalement traité au parquet de Bruges.

Votre positionnement pourrait, lui aussi, être perçu comme non solidaire. En quoi vous distinguez-vous des victimes défendues par Walter Van Steenbrugge ?

Tout d’abord, je tiens pour fondamental, dans une démocratie, le respect de la vie privée et du secret professionnel lié à certaines professions (médecin, prêtre, juge d’instruction…). C’est la raison pour laquelle j’ai été tellement choqué que, le 16 juin, l’abbé Rik Devillé ait livré tous ses dossiers à la police, dont une partie seulement traitait d’abus sexuels. Il a, certes, décliné sa responsabilité pour les témoignages que les personnes concernées ne souhaitaient pas rendre publics. Néanmoins, l’avocat général Pierre Erauw, qui a signé le réquisitoire demandant la restitution des dossiers, n’a pas été dupe de ses réserves… Cet événement a eu une grande portée puisque le juge d’instruction De Troy a ensuite osé braver le secret professionnel d’un médecin, le Pr Peter Adriaenssens, en qui, moi, victime, j’avais placé toute ma confiance. Une déclaration vague de Godelieve Halsberghe [NDLR : ancienne présidente de la commission dite Adriaenssens], le 2  » juin, contre un  » auteur inconnu « , qui a fait une victime d’un  » âge indéterminé  » dans un lieu non précisé, a permis à De Troy de saisir mon dossier et ceux des 474 autres victimes ! Je m’oppose à cette violation répétée des victimes ! Mais, pas de malentendu, je soutiens les 6 victimes qui tentent de faire la preuve du laisser faire de l’Eglise, à condition qu’elles respectent les autres.

Espérez-vous encore quelque chose de l’Eglise ?

Je garde l’espoir que l’Eglise entendra la voix des victimes et leur offrira une forme de dédommagement financier (j’ai proposé 120 euros par mois jusqu’à la fin de leur vie), non susceptible d’être assimilée au  » prix du silence  » ou à l’extinction des poursuites judiciaires [NDLR : L’Eglise envisage une intervention dans les frais thérapeutiques des victimes d’abus sexuel, au cas par cas, a annoncé le mercredi 20 octobre le porte-parole deMgr Léonard]. Jusqu’au 18 mai, Rik Devillé et Peter Adriaenssens étaient d’accord de travailler ensemble ; le Pr Adriaenssens avait même engagé un canoniste supplémentaire pour traiter les dossiers de Rik Devillé qui, à 80 %, portent sur des problèmes liés à la vie de certains prêtres (compagne, enfants, pension…). Peter Adriaenssens était l’oreille des évêques, mais il est devenu la bouche des victimes.

Pourquoi, à partir de la fin du mois d’août, Devillé recommande-t-il aux victimes de ne plus s’adresser qu’au juge d’instruction Wim De Troy ? Lieve Pellens, magistrate au parquet fédéral, m’a pourtant bien expliqué qu’aucun juge d’instruction n’avait le monopole des enquêtes sur les faits d’abus sexuels dans l’Eglise. J’ai demandé à la justice de chercher à savoir pourquoi Rik Devillé avait mis fin à cet accord du 18 mai et quel était le rôle de Van Steenbrugge dans la destruction de la commission Adriaenssens [NDLR : les évêques de Belgique ont décidé de ne pas la remettre sur pied]. L’avocat peut maintenant se promener parmi les dégâts sans se gêner de la vie privée des victimes… J’ai demandé que l’on transfère mon dossier au parquet de Hasselt, pour qu’il ne soit plus accessible à des tiers.

ENTRETIEN : MARIE-CéCILE ROYEN

 » j’ai essayé de protéger mon dossier. des policiers m’ont immobilisé « 

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