Jacques le dilettante

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Porté sur le sentimental et le dérisoire, le parolier Jacques Duvall, auteur du Banana Split de Lio, est dans l’actualité via Marc Lavoine, Enzo Enzo et Henri Salvador

« La chanson est un domaine futile, mais elle permet de tout dire en deux minutes. Je me sens plutôt comme un artisan, un amateur qui pratique le dérisoire mais avec une certaine forme de sentimentalisme. » Jacques Duvall est un inconnu célèbre puisque ses mots sont dans Banana Split – plus d’un million d’exemplaires vendus – et Les brunes comptent pas pour des prunes, de Lio, mais aussi au sein de petites perles pour Marie-France, Elsa, Amina ou Bijou. Sans oublier plusieurs disques complets pour Alain Chamfort, partenaire régulier depuis l’album Amour année zéro, paru en 1981. C’est peut-être avec le dandy français que Duvall a écrit ses plus beaux textes. On pense au décalage magnifique de Ce n’est que moi où Duvall fait assumer à Chamfort le temps qui passe avec une dérision cruelle via un dialogue imaginé entre la vedette et une jeune fille, dont la mère est fan de Chamfort: « Ce n’est que moi/Ne craignez rien/Ce n’est que moi/Votre vieil Alain/J’demande quand même pas le Pérou/J’demande qu’on m’aime/Et puis c’est tout ». Ou L’Ennemi dans la glace, morceau placé sous le signe de l’ubiquité: « Dehors je croise des étrangers/Des ombres qui marchent dans le noir/Ce n’est pas d’eux que vient le danger/Mais je reconnais chaque soir/Mon pire ennemi dans ce miroir ». « Avec Chamfort, je suis occupé à travailler à notre sixième album en commun: chacun se laisse faire par l’autre. Il refuse parfois des mots, des idées que je lui propose, mais ma liberté d’écriture se place totalement en dehors de la contrainte principale de ce métier, c’est-à-dire devoir vendre! (rires) »

Depuis longtemps, Jacques Duvall est convaincu qu’on ne convoque pas le succès: « Il n’y a qu’un saint Graal que je poursuis toujours: c’est Johnny (Hallyday). Mais même Françoise Hardy, une copine à lui, ne sait pas à qui remettre la chanson pour qu’elle lui parvienne (rires)! De toute manière, je n’ai pas beaucoup de besoin: je ne fume pas, je n’ai pas de voiture et, de temps en temps, je reçois un coup de fil pour une petite chanson. C’est le meilleur moyen que j’ai trouvé de vivre comme un glandeur. »

J’étais une fille de 16 ans

Jacques Duvall est né – sous un autre patronyme – le 1er août 1952, dans une famille de la haute bourgeoisie bruxelloise: papa, diplomate, quitte rapidement les lieux, laissant à la mère, d’origine danoise et pianiste amateur, le soin de s’occuper de ses trois fils. Le petit Jacques réécrit les tubes entendus à la radio ou colle des textes français aux succès anglo-saxons. « J’ai fait le parcours classique du teen-ager, jusqu’en 1968 à peu près: je suis passé d’Hugues Aufray à Dylan, et j’ai aussi eu ma période François Béranger (rires)! Tout ce galimatias gauchiste était parfait pour ma paresse. » Viré du collège Saint-Michel, Duvall se retrouve chez d’autres jésuites, à l’internat à Godinne: « A peu près les plus belles années de ma vie. » Le sauvetage inespéré vient du service civil à la Médiathèque de Belgique: deux ans d’apnée musicale où Duvall découvre toute la généalogie rock, blues, soul mais aussi les pré-punk Iggy Pop et autres New York Dolls. Il s’entiche des productions angéliques de Phil Spector et complète sa connaissance de l’univers de Gainsbourg, « Dieu le Père » en matière d’écriture. C’est à la médiathèque qu’il rencontre la mère et le beau-père de Wanda, future Lio: « On était attiré par les mêmes choses: un jour de 1977 – elle avait 14 ans -, je l’ai vue débarquer au Café du Coin ( NDLR: notoire repère punk) avec le manteau en cuir emprunté à sa mère. Depuis lors, malgré quelques crises, on a toujours des projets ensemble. »

Au début des années 70, à Paris, Duvall rencontre Jay Alanski et commence à faire des chansons pour une meneuse de revue à l’Alcazar, Marie-France. Pour elle – qui, en réalité est un « lui » – Duvall déploie son amour de l’ambiguïté. Marie-France, qui a traversé Marguerite Duras ( Navire Night) et le Barocco de Téchiné, adore le Daisy-Déréglée de Duvall: un petit quart de siècle plus tard, le Bruxellois et la Parisienne n’ont jamais rompu. Un album complet avec elle attend toujours de sortir. Confusion des sexes, confusion des textes: Duvall propose une chanson aux Runaways, quatuor de filles californiennes, sous l’identité d’une fille de 16 ans. « A mon grand étonnement, le texte a été accepté et Fowley a demandé à l’éditeur européen de venir faire signer le contrat à la « jeune fille » (rires). J’y suis allé et, lorsque l’éditeur a signalé qui j’étais vraiment au manager, Kim Fowley, il a adoré. Et gardé le titre. »

Ravissantes catastrophes

Duvall, qui a longtemps été DJ dans un bar « chaud » de Bruxelles, adore les situations périlleuses. Comme le foot et l’improbable Gagné d’avance écrit pour Enzo Scifo ! Même s’il ne crache pas sur le succès, rien ne le ravit davantage qu’une « catastrophe »: « C’est pour cela que je trouve la carrière de Lio « exemplaire »: elle a reçu le scénario de L’Eté meurtrier qui sentait le succès à plein nez, mais elle l’a refusé simplement parce qu’elle n’en avait pas envie. Elle y aurait pourtant été parfaite! » Dans l’actualité, Duvall place une chanson chez Enzo Enzo, un duo entre Salvador et Lisa Ekdal et un très beau texte sur le dernier Marc Lavoine: « Dans le brouillard d’automne/ Seulabre je marmonne/La chanson des feuilles mortes/Brumaire n’est pas coupable/De l’humeur qui m’accable/Me torture de la sorte ». A l’idée de rechanter lui-même comme sur son délicieux album solo sorti en 1983 ( Comme la romaine), Duvall frissonne. Et décline l’idée. Trop de travail, pas assez de voix. Dans sa cuisine, il y a seulement des bières au frigo, des cahiers Atoma – « la machine à écrire est en panne » – et des maquettes de disque plein les armoires.

Philippe Cornet

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire