J. M. G. Le Clézio  »Je ne suis pas quelqu’un d’apaisé »

Raide, beau, magnétique, il ressemble à une statue de l’île de Pâques qui aurait revêtu un blazer bleu et chaussé d’immenses baskets blanches. En transit chez son éditeur Gallimard entre deux bouts du monde, Jean-Marie Gustave Le Clézio, en ce mardi 7 octobre, ignore encore que, deux jours plus tard, il sera le quatorzième écrivain français à recevoir le prix Nobel de littérature, vingt-trois ans après Claude Simon. Ou, s’il le sait, du moins n’en laisse-t-il rien paraître… C’est avec son flegme d’aristocrate New Age que ce romancier aux semelles de vent a accepté d’évoquer pour Le Vif/L’Express son nouveau roman, Ritournelle de la faim, ses indignations tiers-mondistes, le destin de l’Occident en général et celui du roman en particulier.

Vous revenez de Corée. On connaît votre goût pour le Nouveau Monde ou pour l’océan Indien, moins pour l’Extrême-Orient…

E Cela fait sept ans que je vais régulièrement en Corée. La première fois, c’était pour une réunion d’écrivains avec le Japonais Kenzaburô ôé. J’ai bien  » accroché  » avec ce pays. L’an dernier, j’ai même donné pendant un semestre un cours à l’université de Séoul sur la poésie et sur la peinture, à partir d’un CD-ROM du musée du Louvre. Mes étudiantes, qui parlent parfaitement français – c’est une université féminine – ont surtout été intéressées par la place de la femme dans la peinture occidentale : elles ont fait des exposés sur La Joconde, sur Marie-Antoinette peinte par Mme Vigée-Lebrun. Enseigner, c’est intéressant si vous-même apprenez quelque chose de vos élèves.

Vous, le chantre des déserts, ne trouvez-vous pas la Corée trop occidentalisée, trop fourmillante, trop christianisée à votre goût ?

E Le monde s’occidentalise. Mais, comme disait Hwang Sok-yong, l’auteur de L’Invité, qu’est-ce qui vous dit que le Christ n’est pas coréen ? Séoul n’est pas plus frénétique que d’autres cités de 10 millions d’habitants ailleurs dans le monde.

Entre la Corée, le Nouveau-Mexique ou la France, où habitez-vous désormais ? On vous annonce en Bretagne…

E Je n’ai pas de projets à moyen terme, et à long terme nous serons tous morts. J’habite toujours aux Etats-Unis. Le Nouveau-Mexique est un endroit propice à l’écriture ; il reste mon port d’attache. J’y échappe à la frénésie du monde moderne. Devant chez moi, il y a un terrain vague, et non loin de là le Rio Grande, une zone de vide dans le pays le plus urbanisé et pollueur de la planète. La Bretagne ? Je songe effectivement à m’y installer. J’y ai une maison, des attaches familiales, et je ressens des affinités avec le mode de vie breton.

Comment trouvez-vous la France de 2008, lors de vos séjours ici ?

E Très occidentalisée ! Plaisanterie mise à part, je suis un peu étonné par le pessimisme ambiant. En Corée, pays dont le niveau de vie est beaucoup moins élevé, les gens ne sont pas si pessimistes ; ils savent que la vie n’est pas facile et sont habitués à se battre.

Vous avez déclaré que vous aviez  » franchi l’âge de la vengeance « , mais votre dernier livre, Ritournelle de la faim (Gallimard), est très dur, pas du tout apaisé, sur la culpabilité de la société française envers les juifs ou les peuples colonisés.

E Je ne suis pas quelqu’un d’apaisé. Comme disait le biologiste Jean Rostand,  » la vérité a nécessairement un goût de vengeance « . Enfant, j’ai vécu les dernières répliques du séisme qu’avait été la Seconde Guerre mondiale. Je me souviens de propos racistes ou antisémites entendus dans ma famille proche et éloignée : la guerre avait eu lieu, et ils n’avaient rien appris. Quand on est enfant, on ne comprend pas ce que cela signifie, mais, instinctivement, on est choqué.

Pourtant, votre famille, originaire de l’île Maurice, était par nature cosmopolite…

E C’était un phénomène universel. Cette même violence, je l’ai retrouvée au Mexique, pays qui, un bref moment, a été allié à Hitler ! Aujourd’hui encore, cette fascination de la force, de l’autorité, n’est pas éteinte, cette braise rougeoie encore : c’est le néonazisme en Allemagne, la nostalgie qui s’exprime ici ou là d’un monde autoritaire.

Au milieu de ce tableau, le personnage d’Ethel, inspiré de votre mère, est une  » résistante « , même si elle ne porte pas les armes.

E Oui. Les seuls souvenirs que j’aie de la Résistance, ce sont les maquisards de l’arrière-pays niçois où nous vivions. Je me souviens d’avoir joué, alors que j’avais 4 ou 5 ans, avec un garçon de 16 ou 17 ans. J’ai encore dans l’oreille le bruit de la bombe qu’il portait et qui a explosé dans ses mains. On n’a retrouvé de lui que ses cheveux, rouges. Il s’appelait Mario. Et puis il y avait cette Résistance plus passive, secrète, que ma mère opposait à une certaine lâcheté, avant, pendant et après la guerre. J’ai mêlé dans ce roman des scènes dont j’ai été le témoin, et ce que me racontaient ma grand-mère et ma mère, dans ce monde sans hommes qui évoque Le Diable au corps, de Radiguet. C’est par les yeux de ces femmes que j’ai découvert le monde.

Votre mère, dites-vous dans ce livre, a assisté à la création du Boléro de Ravel, et, dans la salle, il y avait aussi le grand anthropologue Claude Lévi-Strauss.

E Oui. C’est lui qui me l’a appris, à une époque où je le fréquentais plus qu’aujourd’hui. Vous me dites qu’il va avoir 100 ans. Je l’ignorais. Il y a deux ans, il m’a encore envoyé un mot aimable pour rectifier une erreur qu’il avait relevée dans mon livre Raga…

Où en sont selon vous les rapports entre l’Occident et le tiers-monde ?

E Je ne crois pas à un affrontement. Je déteste Huntington et sa théorie du  » choc des civilisations « . J’avais même écrit un pamphlet intitulé  » Contre Samuel Huntington « , que je n’ai pas publié.

Pourquoi ?

E Parce que c’était un pamphlet. Je ne crois pas qu’il y ait  » nous  » et  » les autres « , le monde occidental d’un côté et, de l’autre, une sorte de monde barbare, à l’affût de la moindre de nos faiblesses. Dans Le Choc des civilisations, Huntington prévoit une invasion militaire des  » Sino-marxistes  » via Marseille – par traîtrise, sans doute – tandis que les Soviétiques passeront par le nord ! En fait, les cultures sont toutes métisses, mélangées, y compris l’occidentale, faite de nombreux éléments venant d’Afrique, d’Asie. On ne peut pas faire barrage au métissage. Et la modernité est aussi bien japonaise, coréenne, chinoise qu’européenne ou américaine.

Vous définiriez-vous comme un militant de l’écologie ?

E Il y a une grande hypocrisie dans l’écologie très autoritaire telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui. Après avoir pillé la planète, les pays occidentaux voudraient empêcher les autres pays d’accéder au développement, d’utiliser leurs matières premières. On ne peut pas interdire à un Etat comme le Brésil d’avoir recours à tous les moyens pour sortir de la pauvreté. J’étais au côté de l’écrivain malien Amadou Hampâté Bâ un jour qu’il recevait un prix littéraire. Une dame est venue vers ce grand gaillard, très africain d’aspect, et lui a demandé :  » Qu’est-ce que vous comptez faire pour sauver les éléphants ?  » Il lui a répondu :  » Madame, les éléphants sont de sales bêtes qui piétinent nos plantations.  » La dame a été très choquée…

Oui, mais la biodiversité…

E Au Nouveau-Mexique, je suis très ému de passer tous les jours devant la maison d’Aldo Leopold, un écologiste américain à l’origine des parcs naturels aux Etats-Unis. Il disait à ses compatriotes :  » Il faut penser comme une montagne.  » Malheureusement, les hommes ne pensent pas comme des montagnes. C’est trop facile de dire à d’autres pays qui se débattent dans une situation de totale pauvreté :  » Gardez vos loups, vos ours, nous irons prendre des photos chez vous… « 

Vous restez très attaché à l’île Maurice, à laquelle, je crois, vous comptez consacrer votre prochain livre.

E La société mauricienne dont je suis issu n’avait aucune valeur. C’était une société d’exploitation, raciste et compartimentée, un peu comme celle que décrivait Faulkner, mais elle produisait aussi des individus étonnants, sublimes. Là aussi, ce livre sera une sorte de règlement de comptes.

Vous appartenez à plusieurs jurys littéraires, notamment celui du prix Renaudot. Parmi les auteurs contemporains, qui sont vos préférés ?

E J’aime bien Marie Darrieussecq, avec qui je me sens beaucoup d’affinités. J’apprécie sa façon d’écrire le monde, comme s’il était une extension d’elle-même, perçu par ses fibres nerveuses et non par l’intellect. J’aime aussi la littérature des pays francophones hors de la France. Alain Mabanckou est quelqu’un d’étonnant, Wilfried N’Sondé, l’écrivain congolais qui a écrit Le C£ur des enfants léopards, aussi. Il y a là à la fois une identité forte et l’expérience d’une marginalité, du fait de leur situation en Europe. Ce qui est remarquable dans leur cas, c’est que ce sont des écrivains dans l’action : N’Sondé est éducateur de jeunes en difficulté à Berlin.

L’an dernier, vous avez signé le manifeste pour une  » littérature-monde « .

E Oui, plutôt deux fois qu’une ! La chance de la langue française, c’est que des peuples qu’elle a dominés pendant des siècles ne lui en ont pas tenu rigueur. Je crois que ça tient à la beauté de la littérature française, aux très beaux livres qu’elle a produits, à travers lesquels les gens ont pu surmonter leur douleur, et accepter le français, plutôt que l’anglais, comme moyen de communication. C’est grâce à cette  » littérature-monde  » que la langue française peut encore faire entendre son message.

D’autres coups de c£ur récents, parmi les auteurs de la rentrée littéraire ?

E J’ai bien aimé Le Marché des amants, de Christine Angot. J’ai été touché par cette rencontre dramatique, douloureuse, entre une femme de la grande bourgeoisie et un prolo, par cette confrontation entre deux mondes irréductibles.

Le roman n’est-il pas aujourd’hui victime de son succès ? N’importe quel livre est qualifié de  » roman « …

E C’est la question posée par Raymond Queneau : que deviendra la littérature quand tout le monde écrira ? Comme toute manifestation humaine, le roman n’aura qu’un temps. Au départ, il n’était pas quelque chose de bien défini, c’était simplement un récit écrit dans la langue de tous les jours. Ce que j’apprécie dans le roman, c’est qu’il permet de parler de soi-même sans en parler, d’énoncer des idées philosophiques sans être un philosophe. C’est un genre fourre-tout, pratique. Le succès du roman dans ces cent dernières années vient de là. C’est une sorte de raccourci pour connaître l’état du monde, éventuellement son propre état. Mais qui, aujourd’hui, lit encore Le Grand Cyrus ou L’Astrée, les best-sellers du xviie siècle ? Au xixe siècle, le roman a accouché du genre psychologique ; à présent, il en sort. Je ne suis pas certain de la durée de la littérature de façon générale. C’est une question quasi biologique, de rythmes naturels auxquels la société humaine est soumise – c’est peut-être ça, l’écologie. On ne peut pas empêcher le mélange des gens, des genres, des cultures. Si le destin du roman est de disparaître, l’Académie française ne pourra pas endiguer cette dissolution.

PROPOS RECUEILLIS PAR François Dufay

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