J’ai perdu mon innocence

Il y a quelque chose de l’ours chez Stephen Frears, réalisateur très anglais de longs-métrages iconoclastes mais toujours dans l’air du temps : My Beautiful Laundrette, Les Liaisons dangereuses, The Queen, entre autres films. D’une voix caverneuse, il répond souvent par oui ou par non aux questions des journalistes et ne fait guère mystère de l’ennui que lui inspire l’indispensable exercice de promotion. A Paris pour évoquer son dernier film, Tamara Drewe, une truculente comédie de mours qui sortira en salle le 15 septembre, il a ouvert sa porte au Vif/L’Express pour parler. Avec son cour. Un ours blessé, c’est toujours émouvant.

Le Vif/L’Express : En quoi le personnage de Tamara Drewe, l’héroïne de votre dernier film, vous a-t-il séduit ?

Stephen Frears : Elle est sexy, drôle, fraîche, moderne.

Elle vous ressemble, par ailleurs.

Comment ça ? Elle multiplie les erreurs catastrophiques !

Tamara affiche une certaine passivité : elle laisse les amants venir à elle, fait un bout de chemin en leur compagnie, puis les jette. Au bout du compte, elle est à l’aise avec ses propres contradictions : elle mène sa vie comme elle l’entend. Comme Tamara, vous êtes en retrait. Vous n’écrivez pas vos films. Vous prenez soin de laisser les auteurs travailler sur le scénario et créer un univers que, dans un second temps, vous vous appropriez. Vous êtes le patron, comme il se doit, mais cela ne se voit pas à première vue.

Oui, oui, oui. Elle me ressemble, mais je n’y avais pas songé. Je me reconnais surtout dans sa passivité, qui choque beaucoup de critiques de cinéma. Comme si un réalisateur devait toujours être un général menant son armée à la bataille. A les écouter, il faudrait écrire le film, éclairer le film, sonoriser le filmà C’est ce que font les vrais mecs. Quelle connerie ! Je n’ai pas l’intelligence d’un Woody Allen ou d’un Federico Fellini. Je ne suis pas un  » auteur « . Appliqué au cinéma, le mot décrivait au départ des gens comme moi. Les premiers  » auteurs  » de films étaient sous contrat avec des studios hollywoodiens : Vincente Minnelli ou John Ford travaillaient dans une usine, mais chacun avait son identité, et des critiques français ont commencé à les reconnaître. Ainsi est née la notion d’auteur.

A chacun de vos films, vous explorez un terrain nouveau.

Je suis comme un enfant. En 1895, quand les frères Lumière invitent le public à découvrir L’Arrivée d’un trainen gare de La Ciotat, ils font sensation. Car c’est nouveau. Les cinéastes ont toujours cherché à montrer de l’inédit. C’est très difficile, en 2010, car le public a déjà tout vuà Les Anglais n’avaient jamais connu leur reine à l’écran, alors j’ai tourné The Queen. Le genre de la comédie pastorale ne leur est pas familier, alors j’ai réalisé Tamara Drewe.

Le film est adapté d’une bande dessinée de Posy Simmonds (1). Travailler à partir d’une BD a-t-il été libérateur ?

Oui, car le dessin et l’enchaînement des cases obligent l’auteur de BD à aller à l’essentiel. Dans le livre, toutes les images sont magnifiquement pensées, au point que des plans du film les restituent sans rien changer. J’avais le sentiment de partir d’un matériau parfait, ou presque. Je ne m’en suis pas éloigné. Hitchcock aurait été horrifié !

A quel moment intervenez-vous dans l’adaptation ?

Quand le tournage commence. Je déplace des bouts de script, j’ajoute quelques blagues. Je fais des films autour des acteurs. Ils sont d’une importance fondamentale.

Comment avez-vous opéré pour choisir l’actrice principale de Tamara Drewe ?

La fille [NDLR : Gemma Arterton] est entrée dans mon bureau et elle s’est assise devant moi. Je me suis tournée vers la responsable du casting et je lui ai dit :  » A-t-elle du talent ? Si elle a du talent, on l’embauche.  » Je ne sais même plus si je lui ai dit bonjour. Ce sont les tripes qui parlent. Elle était sexy, sympathique, spirituelle. J’ai tout de suite pensé que c’était le bon choix, mais je ne saurais pas vous expliquer sur quoi je me base pour en décider.

Vous êtes né en 1941. Votre enfance en Angleterre n’a pas dû être facileà

J’ai grandi à Leicester, dans le centre. Ma famille était bourgeoise – mes oncles dirigeaient une usine de pain et une biscuiterie. Mais mon père était l’excentrique de la famille. Dans sa génération, je l’ai toujours vu comme le mouton noir de la famille. Il a épousé une femme juive, ce que j’ignorais alors. C’est le seul, aussi, qui a rompu avec son épouse. Leicester était un endroit très conventionnel. Je l’ai peu connu : il est parti à la guerre quand j’avais 18 mois et a souvent été absent avant que j’atteigne l’âge de 12 ans. Je ne l’ai vraiment fréquenté qu’à partir de 18 ans. Mes frères ont été envoyés en internat, et j’ai grandi, seul, au côté de ma mère.

Enfant, alliez-vous souvent au cinéma ?

Il n’y avait rien d’autre à faire. Chaque samedi, ma mère et moi allions voir des films pour enfants. Je me souviens de Robin des bois et d’histoires de sous-marins, avec des officiers de marine héroïques : La Mer cruelle, Requins d’acierà J’ai été élevé là-dedans.

Vouliez-vous faire des films ?

J’ignorais que c’était possible. Mon père a d’abord été comptable, puis médecin. On attendait de moi que je devienne avocat ou cadre dans une entreprise. L’idée de réalisation est venue beaucoup plus tard, après mes études de droit à Cambridge.

Vers l’âge de 25 ans. C’est à cette époque, aussi, que vous avez appris que votre mère était juive. Outre l’information elle-même, c’est le non-dit qui est intéressant : vos parents avaient gardé un secret. Dans quelle mesure cette révélation joue-t-elle un rôle dans votre filmographie ? Voire dans votre vie, peut-être ? Cela rend introspectif, non ?

J’ai passé une grande partie de ma vie en psychanalyse. Ça correspond à mon tempérament et il y a, pour moi, quelque chose de satisfaisant dans l’idée que, au départ, il y a un grand secret. Pour dire les choses plus simplement, il n’est pas étonnant que je sois en analyse. En soi, ma judéité ne m’intéresse guère. Elle conforte mon sentiment de non-appartenance, voilà tout. C’est un mot utile.

Il y a beaucoup de non-dits dans la société anglaise, et nombre de vos films abordent ce thème.

Je n’y ai jamais pensé, mais c’est vrai, sans doute. Dans Les Liaisons dangereuses, personne ne dit la vérité : tout le monde ment à tort et à travers. The Snapper repose sur un non-dit, et il y en a de nombreux dans Tamara Drewe. A contrario, dans My Beautiful Laundrette, les personnages balancent leurs secrets dans un lave-linge, si j’ose direà Quand j’ai lu le scénario de ce film, j’ai hurlé de joie en lisant le passage où les deux garçons s’embrassent. Avant de rejoindre le cinéma, j’étais membre d’une troupe de théâtre, où mes amis de l’époque me racontaient leur vie homosexuelle – très clandestine, alors, par la force des choses. Nous étions dans le Londres du début des années 1960, et je me souviens avoir pensé :  » Ces gens mènent en secret une vie bien plus heureuse que la mienne, dans la joie et la bonne humeur. Pourquoi suis-je un homme torturé à la recherche de la femme idéale, alors que ces garçons s’amusent comme des fous ?  »

Le secret faisait partie du charme ?

Oui, bien sûr. A la réflexion, My Beautiful Laundrette tourne tellement autour du secret qu’un de ses éléments clés est une glace sans tain, pour voir sans être vu. Vous me désarmez, avec ces questions ! J’ai 69 ans et je crois que je ne m’étais jamais aperçu de tout cela ! Voilà des années que je danse autour du non-dit sans m’en apercevoir. Je me le cachais, quoi !

Pourquoi ne pas consacrer un film à la psychanalyse ou à l’inconscient ?

Ces questions occupent une part si importante dans ma vie que je n’ai aucune envie d’y consacrer un film. En revanche, j’enseigne beaucoup. J’aime le faire ; cela évite de devoir tourner des films ! [Rires.] J’ai beaucoup de plaisir à travailler avec des jeunes, aussi. Mais le moment que je préfère par-dessus tout, c’est quand on se retrouve dans la salle de montage. On regarde les rushes et on analyse ce qui a été fait. Freud, comme vous le voyez, n’est jamais très loin.

Y a-t-il une part de sérieux dans ce que vous venez de dire :  » Enseigner évite de devoir tourner des films  » ?

Oui. Il faut voir la réalité en face. Quand on a terminé un long-métrage, on se pose toujours la question : maintenant, quoi ? Eh bien, il n’y a plus qu’à recommencer. C’est un peu limité. J’ai besoin d’élargir mes horizons et de faire autre chose. Mon père a exercé deux professions : comptable, puis médecin. Je suis un peu jaloux. C’est un parcours intéressant. Pour ma part, ce que j’ai appris de plus important, depuis vingt-cinq ans, c’est à la campagne que je le dois. A présent, je sais observer. Dans ma maison du Dorset, en hiver, je reste à regarder le paysage et je n’arrive pas à croire qu’un jour le mois d’août viendra. Que les plantes pousseront.

Vous parlez de contemplation ?

Oui, je regarde. Je suis étonné.

Est-ce cela qui vous apporte le plus de paix intérieure ?

Je n’en suis pas sûr. Ce serait trop simple !

Vous êtes le patriarche du cinéma britannique. Avec un risque d’embourgeoisement, peut-être ?

Oui, j’ignore si je suis déjà perdu, victime de ce processus.

Vous avez 69 ans. Est-ce important ?

Cela me hante. Je ne sais pas quoi faire de ce constat. Accepter certains projets afin de  » paraître jeune « , ce serait ridicule. Mais je n’ai aucune illusion. Le public est de plus en plus jeune. L’autre soir, à Paris, je regardais Claude Chabrol et je me disais :  » Voilà un homme intelligent.  » A 80 ans, il parvient à mener une vie tranquille tout en continuant à faire des films. Il a trouvé un moyen de rester à l’écart d’un sytème qui s’apparente à un casino.

Comment ça ?

Faire un long-métrage, pour moi, revient à investir des mois ou des années de travail. Je porte le projet en moi. Il sort enfin, et, dans la salle voisine, on projette Avatarà Quel film le spectateur ira-t-il voir ? Chaque fois, c’est un pari terrifiant. Comme au casino.

Vous avez besoin du  » casino  » ? C’est là qu’est l’argent !

Je ne suis pas certain de pouvoir m’en passer. J’ai l’impression de toujours côtoyer l’abîme – à savoir un échec commercial dont je ne me relèverais pas. L’abîme, ce serait de retourner à mon enfance.

Depuis le succès commercial de The Queen, votre avenir n’est-il pas assuré ?

Cela m’a donné quelques années de sursis. Mais The Queen m’a fait perdre mon innocence.

Que voulez-vous dire ?

Je n’ai jamais imaginé qu’un de mes films pouvait rapporter autant d’argent.

Mais ce succès a récompensé l’innocence de votre regard, celui que vous jetez sur la reine et sur les autres.

Mon innocence a été récompensée, en effet. Et, par voie de conséquence, je l’ai perdue. Une fois que vous avez réalisé un film qui rapporte autant, les financiers se tournent vers vous et disent :  » Refaites-en un !  » Mais je ne peux pas. C’était un coup de chance ! A présent, je suis condamné à aller au  » casino « , où il y a tant à gagner et tant à perdre. Je ne sais plus comment éviter les producteurs, qui me courent après avec de gros bâtonsà Je suis un homme corrompu.

Est-il difficile de réaliser des films au Royaume-Uni ?

Oui, c’est épouvantable. Il n’y a pas d’argent. Pour moi, c’est facile. Mais, pour les plus jeunes, c’est terrible. C’est le moment, dans un sens, de tourner un film subversif.

La créativité des jeunes cinéastes britanniques des années 1980, où se manifeste-t-elle aujourd’hui ?

Nulle part. Elle est chez les vieux. Personne n’est plus iconoclaste que Mike (Leigh), Ken (Loach) et moi-même. Les jeunes ne peuvent pas travailler.

Votre pays serait-il devenu ennuyeux ?

Londres est prospère et réussit. C’est une ville cosmopolite. Mais, quand je vais dans ma maison, dans le Dorset, j’ai l’impression de vivre dans les années 1930. C’est de là que viendront les problèmes. Ce ne sont pas les bourgeois de Londres qui paieront pour le désastre bancaire ; ce sont les gens modestes de Newcastle. Si je voulais faire un film politique, je travaillerais là-dessus.

(1) Tamara Drewe, par Posy Simmonds. Trad. de l’anglais par Lili Sztajn. Denoël Graphic, 136 p.

Propos recueillis par CHRISTOPHE CARRIÈRE ET MARC EPSTEIN Photos : roberto frankenberg pour Le Vif/

 » Voilà des années que je danse autour du non-dit sans m’en apercevoir. Je me le cachais, quoi ! « 

 » Faire un film, pour moi, c’est, chaque fois, un pari terrifiant. comme au casino « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire