Orhan Pamuk, un humaniste persuadé que le bonheur peut exister. © DAVID LEVENSON/GETTY IMAGES

Istanbul mon amour

Dans son dernier roman, le prix Nobel de littérature turc Orhan Pamuk invite à des déambulations nostalgiques à travers une mégalopole tentaculaire, déchirée entre traditions ottomanes et modernité.

Défenseur actif des droits de l’homme malgré les menaces voire la mise en examen pour  » insulte à l’identité turque « , Orhan Pamuk poursuit, grâce à la littérature, son travail d’humaniste persuadé que le bonheur peut exister. Prix Nobel de littérature en 2006, prix Médicis étranger pour son roman Neige, le Stambouliote confirme ses talents de romancier dans Cette chose étrange en moi, son dernier livre qui vient d’être traduit en français.

Son héros, Mevlut Karatas, est un coeur simple, un garçon de la campagne, appelé à Istanbul par son père lors de la grande mouvance d’émigration vers la capitale dans les années 1970, où il deviendra trop vite ce vendeur de yaourt et de boza (boisson fermentée traditionnelle). Istanbul  » dont la force, l’effrayante matérialité, la sauvagerie lui faisaient encore l’effet d’un mur d’une dureté implacable « . Commence alors le long périple de ce garçon déchiré entre la modernité et le respect des traditions, collectionneur d’images, de senteurs anciennes qui lui donnent  » l’impression que la ville en pleine croissance s’éloignait de lui, avec, à la clé, la solitude « … Devenu un travailleur intègre, mais à l’identité flottante, il se heurte incessamment à une corruption éhontée où chaque homme rusé a placé ses pions. Comment survivre dans ce béton, parmi ces gens qui baignent dans un capitalisme sauvage ? Comment réagir quand la boza est détrônée par le raki ? Comment se reconnaître quand on a été grugé par sa famille opportuniste jusque dans le choix de son épouse ? Comment se faire une place quand on refuse toute adhésion politique ?  » Déambuler la nuit dans les rues de la ville lui donnait l’impression de se promener dans sa propre tête.  » Et finalement réaliser que  » dans ce monde, c’est Rayiha qu’il a le plus aimée « …

Fresque épique

Dans un roman ample dont la construction (en six parties) témoigne d’une chronologie judicieuse, Pamuk brosse cinq décennies – de 1969 à 2012 – d’un immense pays. De quoi dépeindre ses nombreux mouvements de contestation, la dévaluation brutale de la livre turque, les déchirements entre l’extrême droite et l’extrême gauche, l’opposition au PKK (en fin de récit, des notices historiques bienvenues permettent à chacun de se situer dans l’histoire de la Turquie). Ce qui fascine ici, c’est que l’auteur ne se positionne jamais en historien avéré, il recourt plutôt à la diversité des points de vue de ses personnages, dont l’opinion personnelle contrecarre souvent les lignes du pouvoir. Se situant au-dessus des querelles stériles, il laisse au lecteur le soin de juger. Magnifique fresque épique, dostoïevskienne, d’un homme différent dont les autres se jouent, Cette chose étrange en moi relève de la grande littérature. Son sens de l’intrigue, la finesse de ses détails, historiques ou sociologiques, et ses multiples rebondissements démontrent une parfaite maîtrise littéraire et un élan créateur chaleureux. Il est enfin un bel hommage à la femme qui cherche à s’émanciper dans un monde d’hommes. Des hommes venus de toutes les contrées reculées de la Turquie et qui ont cru à un Eden, démenti par les dérives actuelles.

Par Marie-Danielle Racourt

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