Iran La fracture

Après un scrutin présidentiel très controversé, la contestation vire à la révolte, implacablement réprimée. Le triomphe électoral de Mahmoud Ahmadinejad plonge un régime miné par ses divisions dans une zone de fortes turbulences.

Mahmoud Ahmadinejad rêvait d’un triomphe digne de Cyrus, fondateur de l’Empire perse. Le voilà aux prises avec le cauchemar d’une victoire à la Pyrrhus. Loin de n’accabler que les Iraniens épris de liberté, le succès  » écrasant  » du 12 juin l’est aussi pour le président sortant et son parrain, l’ayatollah Ali Khamenei, Guide de la révolution et autorité suprême de la République islamique.

Certes, l’appareil répressif du régime, que l’on n’avait pas vu si implacable depuis les émeutes estudiantines de l’été 1999, s’efforce d’étouffer la révolte des jeunes partisans de Mir Hossein Moussavi, gratifié d’à peine 34 % des suffrages, contre 63 % à l’imprécateur populiste. Le 15 juin, le défilé monstre des partisans du challenger floué vire au carnage : assiégés, des bassiji – miliciens islamistes dévoués corps et âme au pouvoir – ripostent à l’arme automatique, laissant sur le pavé sept morts et des dizaines de blessés. Pacifique jusqu’alors, le cortège avait rallié les places Enqelab (de la Révolution) et Azadi (de la Liberté), haut lieu de l’insurrection populaire fatale, en février 1979, au chah. Symbole cruel pour une clique déboussolée, comme l’est le regain de faveur de pratiques protestataires adoptées voilà trente ans sur les instances de l’ayatollah Khomeini : le soir venu, on se hisse sur les toits pour scander  » Allah Akbar !  » (Dieu est grand). Ce goût du défi a d’ailleurs gagné les villes de Mechhed, d’Ispahan ou de Chiraz. La contagion provinciale, autre hantise du clan Khameneià

Simulacre démocratique

Même si, soucieux de gagner du temps, celui-ci promet une enquête au fond des urnes, voire un nouveau  » décompte partiel  » des votes, il n’a trouvé pour l’heure d’autre parade que la violence et la démonstration de force, telle la contre-manifestation convoquée le 16 juin place Vali-Asr, là où les  » moussavistes  » s’étaient donné rendez-vous. Reste que les raids sauvages de ses nervis à moto, armés de gourdins et de barres de fer, échouent à museler une ranc£ur qui se propage bien au-delà des cercles estudiantins et de la jeunesse libérale. De même, la valeur dissuasive des arrestations de  » cerveaux  » présumés paraît insignifiante. Parmi les proscrits, deux proches conseillers de l’ex-président réformiste Mohammad Khatami, Saïd Hajarian et Mohammad Ali Abtahi.

Le sortant aurait-il emporté un scrutin transparent ? Peut-être, mais l’enjeu n’est plus là. Tout, à commencer par la hâte insolite du Guide à saluer la prouesse de son poulain ou le score dérisoire du réformateur Mehdi Karoubi, porte à croire qu’Ahmadinejad devait quoi qu’il en coûte rafler la mise dès le premier tour. On ne saurait mieux discréditer le simulacre démocratique à l’iranienne aux yeux de millions d’électeurs qui, sans être dupes, avaient choisi de  » jouer le jeu  » ; et brouiller un peu plus l’image du vainqueur,  » honnête serviteur du peuple « , prompt à stigmatiser au fil d’une campagne acerbe l’entourage de ses rivaux, peuplé à l’en croire de voleurs et de corrompus. En fait de tricheurà

Que reste-t-il aux citoyens ainsi piégés ? Au mieux, le désenchantement et le repli sur la sphère privée ; au pis, le désespoir, la colère et l’exil. Nul doute que le pouvoir s’accommoderait volontiers de telles redditions, avant d’en mesurer le prix pour une nation sclérosée à l’économie archaïque. En la matière, Ahmadinejad a brûlé ses vaisseaux. Les députés qui, au sein du Majlis (Parlement), réfrénaient leurs griefs au nom de l’unité du clan conservateur risquent de perdre patience. Un signe ? Le 16 juin, le maître du Majlis, Ali Larijani, infligeait un blâme au ministre de l’Intérieur,  » tenu pour responsable  » des assauts dévastateurs lancés l’avant-veille par des bandes de bassiji sur un dortoir de l’université de Téhéran ou une cité du nord de la capitale. Pour peu qu’il aille au terme de son second mandat, Ahmadinejad présidera deux pays pour le prix d’un ; entre l’Iran des mostazafin (déshérités), des ruraux, des miliciens, et celui des élites urbaines, jamais le fossé n’a paru à ce point béant.

Du point de vue du système théocratique, il y a pis. Par son âpreté, la bataille électorale a jeté une lumière crue sur les fissures d’un appareil miné par les divisions. Quand Ahmadinejad dénigre Moussavi, il s’en prend à celui qui fut dans les années 1980 le Premier ministre d’Ali Khamenei, alors président. De même, lorsque l’ancien maire de Téhéran dénonce l’enrichissement – pour le moins suspect – de la famille Rafsandjani, il jette l’opprobre sur l’un de ses prédécesseurs, actuel patron du Conseil de discernement, influent organe d’arbitrage (voir l’encadré p. 71), et chef de file de l’Assemblée des experts, instance chargée de la désignation et de la supervision du Guide. En clair, l’élu mal élu ternit ainsi le lustre de deux des piliers de la République islamique. Il doit en outre, lui le dévot laïque, subir le désaveu de quelques dignitaires chiites prestigieux, dont les grands ayatollahs Youssef Sanei et Hossein Ali Montazeri. Dans un appel adressé le 16 juin à la  » nation iranienne noble et opprimée « , ce dernier, autrefois pressenti pour succéder à l’imam Khomeini, avant de payer d’une longue disgrâce sa liberté d’esprit, invite  » la chère jeunesse à défendre ses droits avec patience et retenue « .

Handicapé sur le front intérieur par une régression économique dont l’équipe Ahmadinejad est en partie responsable, l’Iran de Mahmoud II peine à ajuster sa posture à la nouvelle donne imposée par Barack Obama. Arc-bouté sur son besoin d’ennemi, Téhéran aura bien du mal à imputer à Washington l’échec d’un dialogue dont Khamenei et les siens redoutent l’impact. Quant aux fantasmes antisémites de son protégé, ils embarrassent, de leur propre aveu, maints diplomates iraniens. Tout isolement se paie.

Sans doute le très nationaliste Ahmadinejad n’a-t-il pas mesuré l’ampleur du séisme qui sape son assise. Le 15 juin, en visite à Iekaterinbourg, au c£ur de l’Oural, il se bornait à diagnostiquer, à la faveur d’un forum sur la sécurité régionale,  » la fin de l’ère des empires « . A propos d’empires, cet improbable héritier du surréalisme se souvient-il du cylindre d’argile de Cyrus le Grand, découvert près de Babylone en 1879 et conservé au British Museum, ancêtre de la Déclaration des droits de l’homme ? Peu probable là encore. Il faut dire qu’il y est question de tolérance et d’abolition de l’esclavage. l

vincent hugeux

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