Influençables, les juges ?

La nomination des juges n’est plus le fait du politique. Mais beaucoup gardent une étiquette :  » franc-mac « , catho, Opus Dei, bleu, rouge… Cela remet-il encause leur impartialité ? Coup d’oil dans les coulisses de la magistrature.

Le bristol échangé entre  » frères  » à Charleroi est un mauvais coup pour le monde de la justice qui se reconstruit lentement, depuis une dizaine d’années. Même si aucun complot n’a été démontré, ce bristol équivoque n’en jette pas moins la suspicion sur l’ensemble de la magistrature. Une suspicion renforcée par le caractère discret, voire secret, de la franc-maçonnerie dont on pense que les membres doivent forcément avoir quelque chose à cacher puisqu’ils ne jouent pas à visage découvert.

Mais tentons de passer outre aux fantasmes que suscite la Loge depuis qu’elle existe. Est-il vraiment possible d’orienter le cours d’un procès impliquant un franc-maçon en choisissant à la carte un juge  » frère  » ? Et dans le cas d’un prévenu membre de l’Opus Dei ou affichant telle ou telle couleur politique ? Car, après tout, cela revient au même.

Les magistrats et avocats que nous avons interrogés répondent en ch£ur par un  » non  » offusqué. Et avancent nombre d’arguments. Le principal : la justice a ses règles qui laissent très peu de place à ce genre d’intrigue. En effet, l’  » ordre de service  » des juges du fond est fixé, en concertation, par les présidents de tribunal, au début de chaque année judiciaire. Cette désignation, qui est l’objet d’une ordonnance que le public peut consulter, se fait en fonction des spécialités des juges. En l’occurrence, la juge Séverine Lecollier, qui est amenée à juger l’homme d’affaires Robert Wagner, est l’une des deux spécialistes des dossiers financiers au tribunal de première instance de Charleroi.

Pouvoir discrétionnaire des procureurs

Pour les substituts du parquet et les juges d’instruction, la désignation par les chefs de corps se fait, elle aussi, via des  » pipelines  » spécialisés (m£urs, grand banditisme, terrorisme, affaires financières, fraude fiscale, etc.). Bien sûr, ce pouvoir des procureurs est discrétionnaire. On pourrait penser qu’il suffit d’attendre le tour de garde de tel magistrat instructeur ou que tel magistrat soit malade pour lancer une instruction. Cela supposerait une collusion entre le procureur et le juge. Et c’est sans compter le contrôle informel des collègues magistrats qui s’étonneraient de voir tel dossier arriver sur le bureau d’un des leurs, peu habitué à ce type de contentieux.

On constate une exception pour les grandes affaires, notamment politico-financières ou fiscales, pour lesquelles il faut parfois dégager un magistrat expérimenté durant une longue période. Dans ce cas de figure, la désignation ou la composition du siège se décide en dehors du canevas habituel. Toutes les pressions et les tentatives de lobbying – et l’on sort ici de la sphère particulière de la franc-maçonnerie – sont dès lors possibles. La nervosité est souvent palpable pour ce type d’affaires, à Charleroi ou ailleurs.

 » Oui, lorsqu’il y a de gros enjeux économiques, on sent une tension, on a l’impression que les choses ne sont pas tout à fait normales, reconnaît le juge namurois Christian Panier. Rappelez-vous les tentatives de déstabilisation du juge Jean-Claude Leys lors de l’enquête KB-Lux.  » Ce n’est pas un hasard si une commission parlementaire s’intéresse actuellement à la lutte contre la grande fraude fiscale, notamment dans son traitement pénal (lire aussi l’article Fraude fiscale, La grande hypocrisie, dans Le Vif/L’Express du 17 octobre).

Cela dit, pour influencer l’issue finale d’un dossier judiciaire, le conspirateur devrait pouvoir intervenir à tous les stades de la procédure, depuis le juge d’instruction jusqu’à la cour d’appel, en passant par le tribunal de première instance. Il devrait également convaincre les trois juges de chaque instance, lorsqu’il s’agit d’une chambre collégiale. Une mission quasi impossible qui relève du scénario de roman noir. Cela supposerait, dans l’hypothèse d’un complot entre francs-maçons, qu’il y ait des  » frères  » à tous les étages de la justice pour une affaire déterminée.

Or, en prenant l’exemple de Bruxelles, nous avons fait le compte avec un magistrat franc-maçon : une petite douzaine des 160 juges que compte le tribunal de première instance de Bruxelles appartiennent à une loge. C’est peu pour organiser un sabotage. On compte davantage de  » cathos  » parmi eux. Historiquement, la frange chrétienne a toujours été surreprésentée dans la magistrature, notamment parce que les juristes formés à l’UCL ont davantage tendance à se tourner vers le service public alors que les diplômés de la faculté de droit de l’ULB deviennent majoritairement avocats.

Au juge d’apprécier en conscience s’il garde l’affaire

Outre ces règles et procédures, le filtre le plus efficace pour éviter toute complaisance et pour contenir les tentatives d’influence est le filtre de la déontologie. Il est évident, surtout dans les petits arrondissements judiciaires, que juges et suspects peuvent fréquenter les mêmes cercles sociaux, la même obédience ou les mêmes clubs sportifs. Dans ces cas-là, le juge doit apprécier en conscience s’il doit renoncer à une affaire, s’estimant trop proche de la personne qu’il a en face de lui. Il peut y être aidé par des collègues qui lui font la remarque. Entre eux, les magistrats connaissent leurs convictions et affinités respectives, que ce soit sur le plan politique, spirituel ou social.

Se déporter n’est pas rare et cela se passe généralement en toute discrétion.  » J’ai refusé de juger un ancien client que j’avais défendu en tant qu’avocat « , nous dit un magistrat de Bruxelles.  » Je me déporte d’office si je dois juger un franc-maçon de ma loge « , affirme un autre magistrat, dans le Hainaut.  » Si j’ai un délinquant franc-maçon devant moi, je dois me retenir pour ne pas être plus sévère « , assure un magistrat deLiège, appartenant à la loge.

L’impartialité du juge n’est pas uniquement menacée par un hypothétique lobbying maçonnique. Loin de là. Dans certains palais de justice, la connivence entre notables paraît bien plus redoutable et peut parfois engendrer des soupçons de justice de classe. On se souvient de l’affaire Riga à Nivelles, en 2001, du nom du meurtrier du jeune Nicolas Vander Stukken, auquel le procureur du roi et le juge d’instruction s’étaient entêtés à vouloir infliger des travaux d’intérêt général et qui, après la réaction scandalisée de l’opinion, s’était retrouvé devant un jury d’assises.

Il est toujours difficile pour un magistrat de faire abstraction de ses convictions, de ses attaches sociales, de sa sensibilité, pour juger d’un délit.  » La neutralité est un idéal. Les juges ne sont pas des ordinateurs, sourit l’avocat et professeur de droit pénal Marc Preumont. Ils doivent en quelque sorte se châtrer avant de trancher une affaire conformément à la loi.  » L’impartialité doit se cultiver.  » Tout magistrat a un devoir de réserve, rappelle Benoît Dejemeppe, conseiller à la Cour de cassation. Il doit faire attention où il met les pieds dans sa vie privée, car celle-ci n’est pas étanche par rapport à sa vie professionnelle. « 

Quelle est la limite ? Faut-il suspecter un juge qui est membre du club Rotary de sa région ?  » J’ai démissionné de toutes les associations auxquelles j’appartenais, même de la Ligue des droits de l’homme. C’est beaucoup plus simple « , admet Christian Panier. Sans aller jusque-là, certains magistrats prônent eux-mêmes davantage de transparence ( lire l’encadré ci-dessus). L’idée, loin de faire l’unanimité, est pourtant séduisante.  » Les nominations sont plus objectives qu’auparavant (lire l’encadré p.55), mais les couleurs politiques restent importantes, assure un magistrat de Nivelles. Il existe des réseaux qui reflètent la pluralité de la société civile, mais des réseaux quand même. Les magistrats socialistes, par exemple, se rencontrent et mangent entre eux. De là à penser que des pressions puissent s’organiser via ces réseaux, je ne pense pas.  » Fantasme, quand tu nous tiens…

Th. D.

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