Imprévisibles schizophrènes

Pour venir en aide aux 70 000 Belges atteints de cette psychose, on prône l’union sacrée entre soignants et familles. Encore faudrait-il, d’abord, admettre cette maladie…

Qu’y a-t-il de commun entre Richard Durn, le tueur de Nanterre, qui a abattu 8 personnes au cours d’un conseil communal, et John Nash, le Prix Nobel qui a inspiré Un homme d’exception, récompensé par l’oscar 2002 du meilleur film? Rien, sauf un même trouble mental, la schizophrénie. Ces deux destins que tout oppose – l’un tragique, l’autre sublime – en disent long sur le drame de cette pathologie. Les années passant, les malades peuvent aussi bien se retrouver guéris, au moins en apparence, que fous à lier. Et rien ne permet de faire un pronostic. « Sous traitement médicamenteux, les malades souffrant de schizophrénie sont cependant statistiquement moins dangereux que le reste de la population, souligne le Dr Benoît Gillain, psychiatre à l’UCL et membre de la Ligue belge de schizophrénie. Ainsi, en Belgique, on risque davantage d’être abattu par un parent au premier degré que par une personne atteinte de cette maladie mentale. » Bref, la grande majorité des personnes atteintes de schizophrénie ne deviennent ni des génies ni des meurtriers. Mais tous doivent se résigner à vivre en tenant compte de cette fragilité.

« T’es schizo. » Le qualificatif est passé dans le langage courant pour désigner celui qui présente deux visages trop différents. Mais la véritable maladie n’a rien à voir avec le dédoublement de personnalité. Les psychiatres la définissent, faute de mieux, par ses symptômes. « Certains sont qualifiés de positifs, explique le Dr Gillain. Il s’agit des hallucinations, des troubles du comportements, des délires. » Tel se prend pour le Christ, tel autre est persuadé que le présentateur de la télévision lui délivre un message personnel… « Les symptômes dits « négatifs » recouvrent l’aboulie (c’est-à-dire le fait de rester en permanence sans bouger, sans aucune volonté), le retrait social. Les autres manifestations caractéristiques touchent à l’humeur, avec de l’anxiété, de la dépression, des taux de suicide qui atteignent 10 % dans les cinq premières années de la maladie. Elles sont aussi d’ordre cognitif: la personne éprouve des difficultés à traiter toute nouvelle donnée, tout changement de règle, ce qui rend la vie quotidienne et le travail presque impossibles. »

La persistance de ces troubles pendant plus de six mois « signe » la maladie. Elle se déclare en général chez les jeunes adultes (vers 20 ans) et touche près de 1 % de la population, sans distinction de pays, de milieu social ou de sexe. En Belgique, 70 000 personnes seraient concernées, mais ce diagnostic n’aurait été posé que pour environ la moitié d’entre elles, tant la crainte de l’étiquette « malade mental » freine les consultations.

Si l’évolution de la schizophrénie reste en partie imprévisible, ses causes, elles, commencent à être mieux cernées. La prédisposition génétique ne fait aujourd’hui plus de doute. Un enfant dont le père ou la mère est atteint de ce trouble a 10 % de risque de l’être à son tour, soit 10 fois plus que la population générale. Le fils de John Nash, le mathématicien dont Hollywood a fait son héros, a ainsi été touché par la maladie. Les chercheurs ont toutefois renoncé à trouver « le » gène de la schizophrénie. « Plusieurs gènes, ayant chacun des effets mineurs, semblent intervenir », explique le Pr Marion Leboyer, de l’unité Inserm de l’hôpital de Créteil, en France.

Mais l’héritage génétique ne fait pas forcément le malade. L’étude de vrais jumeaux montre, en effet, que si l’un est schizophrène, l’autre ne l’est que dans 50 % des cas. Le trouble mental résulte de la combinaison d’un terrain vulnérable avec des conditions de vie particulières ou des événements qui restent à identifier. « L’étude d’enfants adoptés montre que le poids des facteurs génétiques est d’environ 65 %, contre 35 % pour ceux liés à l’environnement », poursuit le Pr Leboyer. Le risque augmente notamment lorsque la mère a été exposée à des virus durant la grossesse ou que l’âge du père est élevé. » L’influence de la consommation du cannabis – cause ou conséquence de la maladie – est encore en débat. « Un seuil de tolérance, défini par rapport à une certaine vulnérabilité au stress, interviendrait également, complète le Dr Gillain. Cette théorie permet d’expliquer le nombre de GI américains atteints de schizophrénie pendant la guerre du Vietnam. Des études montrent également que la schizophrénie a anormalement touché la deuxième génération immigrée venue de Turquie et vivant en Allemagne, ou celle des Pakistanais, en Grande-Bretagne: « générations sacrifiées », elles ont risqué dix fois plus que le reste de la population de développer cette maladie. Mais cela n’a plus été le cas pour leurs propres enfants, moins soumis aux déchirements entre leur culture d’origine et celle du pays d’accueil et les difficultés d’intégration économique ou sociale liées à l’immigration. »

L’un des objectifs du Forum qui s’est tenu, ce 18 avril, à l’initiative de la Ligue belge de la schizophrénie et de Similes francophone (une association de familles et amis de personnes souffrant de maladie mentale) consistait à rappeler à quel point il est essentiel de traiter cette pathologie dès son apparition. « Lorsque la pathologie est reconnue très tôt et traitée dès le premier épisode de crise, précise encore le psychiatre, les traitements agissent plus vite et mieux, en permettant d’éviter certaines séquelles. Sous traitement, son évolution est meilleure que sans médicament, rappelle le Dr Gillain. L’absence de soins présage presque à coup sûr un avenir plus négatif: après dix ans, on ne compte que 10 % de guérisons spontanées ». Maladie complexe et aléatoire, la schizophrénie nécessite donc un traitement préventif continu et des soins à la moindre rechute.

Actuellement, la qualité de vie des malades s’améliore. En effet, une nouvelle génération de neuroleptiques ou d’antipsychotiques atypiques, apparus il y a cinq ans, remplace peu à peu les premiers, dont la découverte remonte à 1952. Ces médicaments agissent non seulement sur les délires, comme leurs prédécesseurs, mais aussi sur l’anxiété et la dépression. « Ces molécules pourraient même améliorer les facultés intellectuelles au lieu de les ralentir », indique le Pr Jean-Pierre Olié, coauteur de l’ouvrage savant Médicaments antipsychotiques : évolution ou révolution ?(1). « Elles permettent aussi de réduire un certain nombre d’effets secondaires liés aux anciens traitements, comme les raideurs musculaires ou les conséquences négatives sur la sexualité, précise le Dr Gillain. Pourtant, chez nous, elles ne sont prescrits qu’à 15 à 20 % des malades. »

A elles seules, les pilules ne font pas de miracle. « Le risque de rechute à deux ans, sous médicaments, est de 65 %, affirme Yann Hodé, psychiatre à l’hôpital de Rouffach, en France. Quand les médecins impliquent les familles et prennent des mesures de réinsertion du patient, ce taux tombe à 25 %. » En fait, « les schizophrènes ont montré aux psychiatres qu’ils devaient sortir de leurs idées toutes faites selon lesquelles les familles étaient coupables et devaient donc être éloignées des malades! Le groupe d’appartenance est toujours plus fort que celui des soignants et nous devons travailler ensemble. Plutôt que de s’approprier, chacun, la personne souffrante, il nous faut tenter de lui rendre la parole », conclut le Dr Gillain.

A Charleroi, le projet pilote « Trialogue » tente de mettre en place cette nécessaire collaboration entre soignants et familles de malades atteints de schizophrénie, tout en proposant un soutien spécifique destiné à ces dernières (2). Il s’emploie, ainsi, à améliorer la qualité de vie et l’insertion sociale des patients et de leurs proches. Il ne s’agit pas, seulement, de réduire les coûts, très élevés, liés à la schizophrénie, en diminuant les rechutes et les séjours hospitaliers ou psychiatriques des malades. Mais, aussi, de rappeler que se sentir aimé et utile est un réel rempart contre cette maladie qui rompt la communication.

(1) Editions Acanthe, décembre 2001.

(2) Avec le soutien du Fonds Johnson et Johnson pour la santé et celui du ministère des Affaires sociales de la Région wallonne. Rens.: 071-92 55 70.

Estelle Saget et Pascale Gruber

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