Import-export

Actuellement dans Le Coupeur d’eau au PBA de Charleroi, le comédien anversois Dirk Roofthooft traverse régulièrement la frontière linguistique. Et il est loin d’être le seul. Truculents, hyperphysiques, faisant fi des contours des disciplines et des registres, les acteurs flamands séduisent bien au-delà de la Flandre, et même de la Belgique. Au point d’éclipser leurs compatriotes francophones ?

Les grand-messes du cinéma peuvent-elles se dérouler sans susciter de polémique ? Le cru 2016 laisse penser que non. Les Oscars étaient trop blancs (pas un seul acteur noir dans les rangs des nominés), là où certains ont avancé que les Césars ne l’étaient pas assez (Guillaume Gallienne interrogeant le choix de Fatima de Philippe Faucon par l’académie). Quant aux Magritte, ils auront déclenché une tempête dans un verre d’eau. La raison ? Les deux meilleurs acteurs, Veerle Baetens récompensée pour Un début prometteur et Wim Willaert pour Je suis mort mais j’ai des amis, étaient… flamands. Des Flamands jouant en français dans un film francophone, mais des Flamands quand même.

Il n’y a pas qu’au cinéma que le triomphe des artistes du nord du pays fait parfois grincer des dents, surtout quand ils s’exportent à l’international, et en particulier chez nos voisins français. Sur les planches aussi affleurent certaines rancoeurs communautaires plus ou moins tues. Pourquoi, par exemple, les francophones sont-ils restés cantonnés à la programmation Off du Festival d’Avignon, alors que des Jan Fabre, des Alain Platel et des Jan Lauwers recevaient les honneurs du In ? Pourquoi la France se montre-t-elle aussi accueillante envers les compagnies tgSTAN, de Koe, Walpurgis et Marius, envers les créations du metteur en scène anversois Guy Cassiers ou de la maison de production gantoise LOD muziektheater ? Ou encore : pourquoi de jeunes francophones comme Fabrice Murgia et Coline Struyf confient-ils leurs nouveaux spectacles à des acteurs flamands comme Viviane De Muynck et Dirk Roofthooft (lire aussi l’encadré page 78) ? Pour tenter de répondre à ces questions, il faut remonter dans le temps.

Plaisir du jeu

A la fin des années 1970, le théâtre flamand est une terre en friche. Absence de répertoire et de tradition, guère de noms qui se démarquent. Une génération de jeunes créateurs décomplexés va prendre possession de ce désert et provoquer une révolution artistique. La plupart ne proviennent même pas des réseaux théâtraux officiels. Jan Fabre et Jan Lauwers sont des plasticiens, Alain Platel est orthopédagogue de formation. Libres de tout dogme, ils créent des spectacles hybrides, quelque part entre théâtre, danse et musique, à travers des processus d’écriture perméables à l’improvisation. Leur désir d’ouverture sur le monde s’affiche pleinement dans le mélange de nationalités de leurs équipes et les différentes langues qu’ils pratiquent. Un atout indéniable pour sortir des frontières étriquées de la Flandre.

 » J’aime la vision très jubilatoire du théâtre qu’ont les Flamands « , explique Pierre Bolle, directeur du PBA de Charleroi, qui programme chaque année depuis 2003 un Focus flamand composé de quatre spectacles en moyenne (1). Paradoxalement, c’est par le répertoire français que Bolle découvre à l’époque le théâtre flamand, en particulier à travers le Tarfuffe de Molière revisité par l’ensemble Leporello. La troupe menée par Dirk Opstaele, réunissant acteurs flamands, wallons, mais aussi canadien, écossais et suédois, y déroulait l’intrigue tambour battant, sans décor, sans costumes d’époque et en cassant les codes de la représentation. Pierre Bolle programmera ensuite Bernadetje d’Alain Platel, qui se déroulait dans et autour d’une vraie piste d’autos-tamponneuses, puis Allemaal Indiaan/Tous des Indiens, de Platel encore, spectacle ultrapopulaire et démesuré qui a constitué le déclic pour le lancement d’un véritable programme dédié – le bien nommé Focus flamand.

 » Ce qu’il y a de plaisant dans le regard des Flamands, c’est que la fenêtre par laquelle ils envisagent le théâtre, c’est l’homme « , poursuit le directeur carolo.  » L’homme en situation, en proie à ses angoisses, ou à ce qui le rend ridicule, l’individu pris dans des situations totalement folles et inextricables… Le théâtre en langue française va, lui, plutôt privilégier l’angle de la société. Les personnages y sont plutôt une manière de mettre en valeur l’idée préétablie que l’on veut faire passer au spectateur. Au risque parfois de devenir du prêchi-prêcha sociétal et politique. Chez les Flamands, tout passe par le plaisir du jeu. Alors que dans le théâtre francophone, on est, dans des proportions variables, dans le plaisir du verbe. Et tant mieux ! Pourquoi voudrait-on ramener le théâtre à la même forme partout ?  »

Des planches à l’écran

 » Nos voisins ont un second degré, une dérision qui amène le fameux effet de distanciation brechtien. Il y a chez eux une manière de ne pas se prendre au sérieux et de savoir pertinemment bien qu’on est un comédien en train de faire du théâtre devant un public et que l’objectif n’est pas que les spectateurs croient exactement à ce qu’on est en train de dire, mais plutôt à ce que ça va évoquer.  » Jeune comédien formé au conservatoire de Liège, membre du Raoul Collectif (Le Signal du promeneur), Jean-Baptiste Szezot est le seul francophone du casting de la version 2015 de Schitz d’Hanokh Levin (2), portrait féroce et – effecti- vement ! – jubilatoire d’une famille israélienne obsédée par la bouffe et le fric. Schitz a été mis en scène par le parfait bilingue David Strosberg en néerlandais en 2004, puis recréé en français l’année passée à la demande du théâtre de la Bastille à Paris, avant de tourner en Belgique, en français et en néerlandais. Jean-Baptiste Szezot est donc un des acteurs, rares mais de plus en plus nombreux (Vincent Hennebicq, Thierry Hellin, Laura Sepul…) à franchir ce pas que les Flamands trouvent si naturel : jouer dans la langue de l’autre. Signe que les échanges commencent enfin à fonctionner dans les deux sens.

Dans Schitz, Jean-Baptiste Szezot partage la scène avec trois grandes pointures flamandes : Brenda Bertin, Mieke Verdin et Bruno Vanden Broecke (lire aussi l’encadré page 78). Leurs CV laissent apparaître une caractéristique frappante : il existe un autre passage très naturel pour les acteurs flamands, celui des planches à l’écran, petit ou grand, et inversement. Une manière comme une autre de ne pas  » rouiller  » entre les projets.  » Les comédiens flamands jouent énormément « , poursuit Pierre Bolle.  » Non seulement ils tournent beaucoup sur scène mais en plus, ils jouent dans des films et des séries populaires. Les Flamands ne subissent pas l’invasion de produits néerlandais comme nous subissons l’invasion des séries populaires françaises, donc ils les fabriquent eux-mêmes, avec leurs propres comédiens.  » Mais sur ce point aussi, le vent tourne. Avec La Trêve, par exemple, la RTBF a prouvé qu’elle pouvait proposer une série d’ampleur avec de talentueux comédiens du cru : le Bruxellois né à Genève Yoann Blanc, Catherine Salée, Jasmina Douieb, Jean-Benoît Ugeux, Philippe Grand’Henry… La Trêve a même conquis la France : elle a récemment été achetée par France2. Ce cocorico se double d’un autre, qui résonne du côté d’Avignon : l’édition 2016 du festival programme les Belges francophones Anne-Cécile Vandalem et le Raoul Collectif. Les temps changent.

Au-delà des querelles de clocher, on peut se réjouir des liens qui se tissent de plus en plus entre les scènes des deux communautés. Le Théâtre national et le KVS (Théâtre royal flamand de Bruxelles) ont troqué leurs échanges de coups de coeur de Toernee General en une véritable saison commune. Le Théâtre de l’ancre à Charleroi et le Kunstencentrum Nona à Malines ont échangé leurs lieux pendant quelques jours. Et le spectacle Passions humaines, monté dans le cadre de Mons 2015, liait Mons, Bruxelles et Anvers et engageait une équipe bicommunautaire. Au théâtre aussi, on commence à comprendre que l’union fait la force.

(1) Dernier rendez-vous du Focus flamand, saison 2015-2016, au Palais des beaux-arts de Charleroi : Le Coupeur d’eau,Les 21 et 22 avril. www.pba.be

(2) Schitz (en néerlandais), au Toneelhuis, à Anvers. Du 2 au 4 juin. www.toneelhuis.be

Par Estelle Spoto

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