Ile et elle

Un camping-car  » bas de gamme  » ! C’est à bord de ce curieux attelage qu’embarquent, le 7 août 1977, deux écrivains de renom, Paul Guimard, 56 ans, l’auteur de L’Ironie du sort et des Choses de la vie, et sa femme, Benoîte Groult, 58 ans, à la tête d’une oeuvre remarquée ( Journal à quatre mains, Le Féminin pluriel, Ainsi soit-elle, etc.). Destination l’Irlande, où ces fondus de bateau et de pêche feront bâtir une maison dans le Kerry et résideront 26 étés durant. Obstinément, contre vents, marées et drizzle (bruine). Vingt-six saisons dans cette Irlande tragique,  » île des saints et des fous « , qu’il faut adorer ou fuir. Benoîte adore. Et écrit quotidiennement dans son journal, comme elle l’a toujours fait depuis ses 14 ans, les évènements et ses impressions, tout en notant, dans un petit carnet, les produits de sa pêche (miraculeuse) : 300 grammes de bouquets, cinq crabes, deux homards, 20 oursins… Ce Journal d’Irlande devait être sa dernière geste littéraire.

Las ! La maladie d’Alzheimer qui la frappe deux ans avant sa mort, le 20 juin 2016, à l’âge de 96 ans, l’en a empêchée. Alors, Blandine de Caunes, sa fille, née de son mariage avec Georges de Caunes, a pris la relève. Un travail de titan.  » C’est mon amie Mona Ozouf qui m’y a incitée, explique cette dernière. Je me suis engouffrée dans les milliers de pages, j’ai fait un travail d’orfèvre, j’ai coupé des répétitions et tricoté pour que ce Journal se lise comme un roman. Maman aurait fait tout ce travail. J’ai même ajouté, pour clore cette folle épopée, des pages de son livre autobiographique Mon évasion, sur son incapacité à conjurer la noyade de Paul dans l’océan sans fond de la vieillesse.  » Blandine de Caunes l’avoue aussi, elle a biffé quelques réflexions peu amènes sur des personnes célèbres, visiteurs d’un jour ou voisins de ce petit coin d’Irlande.  » Pas sur Mitterrand, je vous l’assure. Mais elle avait la dent dure, et certains de ses jugements n’apportaient rien.  »

Impitoyable, elle l’était, c’est certain, en particulier envers Paul, dont le laisser-aller physique la hérisse. D’autant que, pour avoir  » épuisé son stock de souffrance  » (il l’a longtemps trompée, notamment avec Marie-Claire Duhamel), elle vit maintenant dans l’insouciance de son amour pour l’Américain Kurt, merveilleux amant qui l’idolâtre, mais piètre intellectuel. Tandis que défilent les amis (Dabadie, Mitterrand, Badinter, Fasquelle, Debray, Tabarly, etc.) et s’enchaînent les journées de pêche épuisantes, filent les années et pointent les affres de l’âge.  » C’est ce qui m’a le plus étonnée, raconte Blandine, cette peur de vieillir, dès la soixantaine. Elle n’a cessé de combattre, avec succès, la décrépitude.  » Il est vrai que se dégagent de ce Journal exaltant une force vitale et un goût pour la vie exceptionnels. Quelle pêche !

Journal d’Irlande. Carnets de pêche et d’amour 1977-2003, par Benoîte Groult, texte établi par Blandine de Caunes. Grasset, 432 p.

Retrouvez l’actualité littéraire aussi dans Focus Vif : cette semaine, notamment, Qui a tué mon père, nouveau texte pénétrant d’Edouard Louis, auteur du livre phénomène En finir avec Eddy Bellegueule, page 42, et Hével de Patrick Pécherot, pilier de la Série noire, parti sur les routes froides et humides du Jura des années 1950, page 43.

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