Ile de Man, île de Money

Coincé entre l’Irlande et la Grande-Bretagne, ce micro- » Etat  » converti à la finance offshore, il y a vingt-cinq ans, fait figure de bon élève sur la liste des paradis fiscaux. Mais, aujourd’hui, ses pratiques suscitent bien des interrogations.

DE notre envoyé spécial

Sur la promenade, une large avenue sinuant le long de la mer, les tramways emmenés par de lourds chevaux de trait cheminent en silence au milieu de la route quasi déserte. Malgré la douceur de cette matinée estivale, les touristes se font rares à Douglas, capitale de l’île de Man et  » joyau de la mer d’Irlande « , si l’on en croit les panneaux qui bordent la baie. Il y a quelques années encore, dès les premiers beaux jours, les familles de la working class britannique débarquaient en grappes par bateau, en provenance de Manchester, à quelques kilomètres de l’autre côté de la rive, ou de Birmingham. Mais les estivants se dirigent désormais vers la Méditerranée, aux cieux plus cléments que ce bout de terre battu par les vents. Surtout, Man elle-même s’est détournée de ces visiteurs, devenus encombrants, depuis qu’elle s’est trouvé de nouveaux invités beaucoup moins démonstratifs : les financiers, venus dorloter les quelque 60 milliards d’euros déposés dans les coffres des banques par les traders de la City de Londres, les stars du foot et les grandes compagnies internationales. Et profiter d’un climat fiscal ô combien clément…

Crise financière, résolutions du G 20, listes blanche, grise et noire de l’OCDE : depuis quelques mois, les paradis fiscaux sont dans la ligne de mire. Mais cela ne semble guère, au premier abord, avoir affecté l’activité de l’île de Man, dépendance de la Couronne britannique qui dispose de son propre gouvernement et d’un Parlement bicaméral réputé le plus vieux du monde. Malgré l’effondrement du système financier international, ce confetti de 80 000 âmes prévoit une croissance de près de 2 % pour 2009. Vingt-cinq ans après sa conversion à la finance offshore, il affiche un très faible taux de chômage, un produit intérieur brut par habitant plus élevé que celui du Royaume-Uni et des prix de l’immobilier de 20 à 40 % supérieurs. Dans le centre-ville de Douglas, mélange d’imposantes bâtisses de style victorien et de petites maisons en briques rouges, ni les pressions internationales ni l’été n’ont interrompu le va-et-vient des hommes en noir, moins bling-bling cependant que leurs collègues de la City.

Ici bat le c£ur de Man : outre le siège du gouvernement, banques internationales, compagnies d’assurances et cabinets d’avocats spécialisés se concentrent dans un périmètre guère plus grand qu’un terrain de cricket.  » Les services financiers représentent 40 % du PIB local, témoigne John Spellman, directeur d’Isle of Man Finance, l’organisme gouvernemental chargé de faire la promotion de la place de Douglas. Mais, si l’on prend en compte toutes les activités qui en dépendent, on dépasse largement les 50 %. « 

 » Optimisation fiscale « 

La spécialité locale, c’est le trust, un système anglais créé au Moyen Age afin de gérer le patrimoine des croisés. Une structure qui permet de confier ses biens, à perpétuité, à un gestionnaire, le trustee, qui en assure la garde au profit d’un tiers, le bénéficiaire. Le trust a surtout pour avantage, dans ces juridictions anglo-saxonnes qui ignorent le secret bancaire, de garantir la confidentialité. Les 109 trust companies de l’île sont ainsi largement utilisées à des fins d' » optimisation fiscale « , selon l’euphémisme en vigueur ici. Outre de grandes fortunes, nombre d’entreprises internationales y ont recours : compagnies pétrolières, sociétés minières sud-africaines, groupes exportateurs chinois ou encore studios de Bollywood. Au total, pas moins de 30 000 sociétés sont enregistrées sur l’île. Près de 1 pour 2 habitants…

La direction des impôts de Man, située dans le centre de la capitale, ne paie pourtant pas de mine. A côté de la salle d’attente aux murs défraîchis, des fonctionnaires blasés reçoivent les contribuables à l’abri d’épaisses vitres en Plexiglas. Chemise claire et lunettes carrées, le directeur local du Trésor, Malcolm Couch, courtois et affable, tient à montrer qu’il n’a rien à cacher.  » Nous ne sommes pas un paradis fiscal, affirme-t-il d’emblée, de son bureau niché derrière une forêt de couloirs et de portes blindées. Grâce aux efforts entamés il y a une dizaine d’années, nous sommes parmi les pays les plus transparents en matière de fiscalité. « 

L’île, qui a signé 17 accords d’échanges avec des pays de l’OCDE (y compris avec la Belgique, le 16 juillet dernier), figure, en effet, comme ses cousines Jersey et Guernesey, sur la liste blanche de l’organisme international. Mais sa réputation n’en demeure pas moins sulfureuse. Dans un rapport publié en 2006, le Sénat américain la plaçait ainsi dans le peloton de tête des juridictions non coopératives. Avec une précision d’horloger, ce rapport décrit notamment la manière dont deux milliardaires américains, les frères Sam et Charles Wyly, figurant parmi les principaux contributeurs de la campagne de George W. Bush, ont utilisé un enchevêtrement de trusts aux Cayman, dans l’Etat du Delaware, et surtout dans l’île de Man – pas moins de 15 entités y sont répertoriées – à des fins d’évasion fiscale. En novembre 2008, au c£ur de la crise, Man est réapparue sous le feu des projecteurs, après que 10 000 déposants britanniques eurent failli perdre leurs avoirs, investis dans la filiale mannoise de la banque islandaise Kaupthing, alors en faillite, pour un montal total de près de 1 milliard d’euros. Furieux, Alistair Darling, le ministre britannique des Finances, avait alors exigé que la Couronne  » revoie ses relations avec ce paradis fiscal de la mer d’Irlande « .

Du coup, les autorités locales ont dû remettre quelques coups de peinture sur la palissade. Exit le projet de réforme lancé quelques mois plus tôt pour attirer les hedge funds, qui s’échinent à préférer les lagons des Caraïbes aux frimas de Douglas. Le gouvernement a également accéléré les mesures de diversification de l’économie, dans l’industrie spatiale et les jeux en ligne en particulier. Surtout, il s’est engagé, parmi les premiers, à pratiquer l’échange automatique d’informations avec les pays de l’Union européenne.  » Nous nous efforçons d’être les bons élèves de la classe, s’énerve un financier rencontré au Georges, le seul et unique bar branché de la ville. Mais les Américains s’acharnent sur nous pour éviter de parler des Cayman, et les Allemands et les Français, eux, simplement parce qu’ils ont des taxes trop élevées et plus d’argent dans les caisses !  »

Les velléités des autorités laissent pourtant sceptique Phil Craine, responsable pour l’île de Man de l’ONG Tax Justice Network.  » Les trusts permettent de cacher son identité derrière une myriade de sociétés écrans, souvent logées dans plusieurs paradis fiscaux, déplore cet énergique comptable quadragénaire, qui a bourlingué un peu partout avant de revenir sur sa terre natale. Le fait que les gouvernements s’engagent à partager l’information ne change rien, puisque eux-mêmes ne disposent pas en réalité des éléments nécessaires.  » Dans la cuisine de son petit deux-pièces décrépi de la périphérie de Douglas, où gambade Hope, son chat sans queue – une autre spécialité locale – il exhibe un numéro du journal local, l’ Isle of Man Today. Avec quelques amis, il a écrit une lettre ouverte au gouvernement pour l’appeler à plus de transparence. Il ne blâme pas pour autant les autorités locales.  » Beaucoup de gens ici ont de la famille et des amis qui travaillent dans la finance, reconnaît-il, peu convaincu par les efforts des pouvoirs publics pour diversifier l’économie. Si c’est la fin des paradis fiscaux, qu’allons-nous devenir ? Personne n’a de réponse magique à cette questionà  »

Benjamin masse-stamberger reportage photo : jean-paul Guilloteau pour le vif/L’express

30 000 sociétés sont enregistrées sur l’île. près d’une pour 2 habitants

 » américains, allemands et français s’acharnent sur nous ! « 

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