Il y a Urgences !

Semaines de travail et week-ends de garde qui s’enchaînent, épuisement, carences pédagogiques et intimidation de la part des chefs de service : les internistes apprennent à soigner. Mais aussi à subir et à se taire.

Chaque rentrée académique voit des jeunes, pleins d’entrain, entamer de longues études de médecine, avec le risque de se voir refuser le passage en deuxième année, malgré des résultats tout à fait satisfaisants, comme ce fut le cas des reçus-collés qui ont manifesté leur colère l’été dernier. En cause : le numerus clausus. Mais ce système n’est pas l’unique souci des internistes. Moins médiatisé, parce que le sujet est peut-être tabou, l’assistanat (période durant laquelle les futurs médecins se spécialisent) leur cause autant de tourments. Car, pendant leur formation, les jeunes docteurs subissent pressions, intimidations et manipulations.

En 2004, la Dr Nathalie Navarro, jeune interne, meurt dans un accident d’auto : elle s’est assoupie au volant alors qu’elle rentrait chez elle après avoir enchaîné deux semaines de plus de cent heures de travail. Ses parents ont porté plainte contre l’hôpital où leur fille effectuait son internat. L’affaire est toujours à l’instruction. Mais ce drame n’a, semble-t-il, pas servi de leçon. Les assistants continuent à endurer des horaires infernaux, à souffrir de surmenage, à subir des pressions.  » La façon dont nous sommes traités relève du harcèlement moral, déplore un interne. Mais nous sommes condamnés à garder de bonnes relations avec ces gens qui nous ont traités comme des chiens, notamment parce qu’en cas de procès – personne n’est à l’abri d’un traitement ou d’une opération qui tourne mal -, ce sont ces mêmes gens qui officient comme experts auprès des tribunaux. Ils peuvent donc se venger de la pire manière qui soit : en ruinant notre carrière, des années plus tard. Bref, la loi du silence continuera à régner. « 

Ce témoignage ressemble à la centaine d’autres, anonymes, reçus en 2008 à l’Association pour la défense des droits des médecins en formation (ADDMF).  » Pour les maîtres de stage, la médecine est une vocation : le médecin ne doit pas compter ses heures ni avoir de vie privée. Sur cette « philosophie » inhumaine viennent se greffer des pratiques de harcèlement moral et un climat d’omerta « , dénonce le président de l’ADDMF, Laurent Hermoye. Les assistants aspirent à plus de respect. Respect de la loi, des horaires, de la qualité de vie.  » Au cours de leur formation théorique, les étudiants en médecine subissent une espèce de lavage de cerveau. Ils sont « dressés » à respecter la hiérarchie, à être le petit assistant qui se « tape » le sale boulot, qui preste les gardes dont personne ne veut. Mais les mentalités sont en train de changer. Ils se rendent compte qu’ils ont des droits, que les horaires, la fréquence des gardes et les récupérations sont fixés par la loi, même si elle n’est pas respectée. « 

L’arrêté Colla (30 avril 1999) impose, en effet, un quota d’heures de récupération après chaque garde ainsi qu’un nombre d’heures maximum à prester par jour et par semaine. Mais, sur le terrain, la loi est piétinée, notamment par les chefs de service.  » C’est là le plus grave problème, poursuit Laurent Hermoye. L’étudiant doit se battre contre la « parole divine » du prof et contre la toute-puissance du maître de stage. « 

Ceux qui se plaignent sont traités de paresseux et de bons à rien. Ils s’exposent à toute une palette de sanctions et de brimades de la part des chefs de service : menaces d’être renvoyé, de se voir imposer une année supplémentaire de formation, d’être « exilé » dans un hôpital éloigné, de ne plus assister des opérations intéressantes. Dans une lettre adressée à l’ADDMF, un stagiaire s’étonne :  » Certains « patrons » n’hésitent pas à placer un assistant pour une intervention lourde un lendemain de garde. Cela leur permet, si l’interniste est en récup’, d’affirmer que celui-ci n’est pas motivé, puisqu’il est parti alors qu’un « beau cas » lui était destiné. « 

Est-il raisonnable de laisser opérer un médecin épuisé par 48 heures de boulot consécutives ? Les patients n’ont-ils pas le droit d’être soignés par des médecins en pleine possession de leurs moyens ? L’intérêt général est lésé par ces pratiques. Mais la loi du silence triomphe.

Une main-d’£uvre corvéable à merci

En réalité, recourir à des assistants est souvent indispensable à la marche d’un service. Ils représentent en effet une main-d’£uvre efficace, taillable et corvéable à merci, alors que les hôpitaux sont sommés de réaliser des économies. L’interniste mécontent peut donc s’en aller, sans émouvoir personne : d’autres sont disponibles sur le marché. Il règne d’ailleurs une féroce rivalité entre futurs médecins. Il faut se faire bien voir par les maîtres de stage pour espérer décrocher un internat dans un  » hosto  » proche de chez soi, pour assister les  » beaux cas  » à opérer. Pour le jeune praticien, les oukases des maîtres de stage sont d’autant plus intimidants que leurs avis comptent dans les décisions de la commission d’agréation : c’est elle qui décerne les diplômes de spécialisation à la fin de la formation.

 » Nous savons à quoi nous attendre. Alors, soit on prend le parti de la docilité, on suit le bon troupeau, quitte à mettre sa vie entre parenthèses ; soit on choisit de tenter de préserver sa qualité de vie « , raconte une assistante en première année de médecine générale.  » Pendant mes études, comme j’étais indécise, j’ai choisi d’effectuer deux fois six mois de stage : ORL en hôpital et médecine générale, dans un milieu semi-rural. Tout s’est tellement bien passé lors de mon stage de médecine générale que j’ai décidé d’en faire mon métier. J’ai une relation d’égal à égal avec mon maître de stage, qui me considère réellement comme sa collaboratrice. « 

Certains ont de la chance, c’est sûr. D’autres, en revanche, renoncent dès le départ à leurs souhaits.  » Les assistanats les plus difficiles se trouvent en gynécologie et en pédiatrie. En gynéco, les internes ne peuvent être enceintes avant la fin de leur stage.  » En cours de formation, ce futur médecin confie :  » Le choix de ma spécialisation dépendra de la qualité de vie que j’aurai après. J’ai déjà exclu la pédiatrie. « 

Surtout, les futurs médecins ne sont pas préparés à l’exercice concret du métier. Certes, la théorie est acquise – il arrive que des maîtres de stage fassent appel à la fraîcheur des connaissances des internistes – mais pour la pratique, c’est une autre histoire. Ils doivent apprendre à approcher les malades, à affronter la mort, les questions des familles, le manque de respect et les nombreuses exigences de certains patients et de leurs  » patrons « .

D’ailleurs, comment les chefs de service justifient-ils les pressions qu’ils exercent sur les stagiaires ? Certains sont débordés : au cours d’une journée, ils courent desréunions au bloc, des examens à faire passer aux cours à donner. Pas étonnant dès lors qu’ils exigent d’avoir à leur côté des internistes compétents, prêts à passer beaucoup de temps à l’hôpital, à faire face aux patients difficiles que certains chefs préfèrent éviter.

 » La seule façon de faire changer les choses serait que tout le monde se rebelle en même temps. Mais c’est quasi impossible « , déplore Laurent Hermoye. En tout cas, rares sont les futurs docteurs qui osent dénoncer leurs conditions de travail auprès de leur faculté ou de la commission d’attribution des stages. Et qui se risquent à défier leurs maîtres de stage.

Sophie Marlet

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