© ASTRID DI CROLLALANZA

 » Il ne s’agit pas de petits délinquants déscolarisés et élevés dans des familles précaires « 

L’étude de 133 dossiers de protection judiciaire de la jeunesse en France révèle l’appartenance des candidats djihadistes adolescents aux fractions stables des milieux populaires. La bascule s’opère au moment de l’entrée au lycée.

Les attentats en Europe et le départ de milliers de jeunes vers la zone irako-syrienne ont propulsé la  » radicalisation  » au centre du débat public, entraînant une inflation considérable d’ouvrages et d’articles. Pourtant, rares sont ceux qui reposent sur une véritable enquête. Grâce à une convention passée avec la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) en France, il nous a été possible d’avoir accès aux dossiers de 133 mineurs impliqués dans des affaires de terrorisme ou signalés pour  » radicalisation « . L’un des premiers résultats de cette recherche pourra surprendre : l’essentiel des comportements classés sous ce registre n’entretient guère de lien, autre que discursif, avec le djihadisme. Dans une actualité marquée par les attentats, ces mineurs adoptent des postures empruntées aux répertoires djihadistes dans les interactions avec leurs familles, leurs pairs et les organisations d’encadrement de la jeunesse. Cet usage leur permet de déstabiliser les adultes auxquels ils sont confrontés. De telles attitudes représentent l’écrasante majorité des situations signalées auprès de la PJJ. Elles ne constituent pas le marchepied vers l’action violente, mais sont faites pour susciter une réaction de ceux vers lesquels elles sont dirigées.

Un second résultat concerne ceux qui ont tenté de rejoindre la Syrie et l’Irak ou de commettre des attentats. Contrairement aux représentations communes, il ne s’agit pas de petits délinquants, dé-scolarisés et élevés dans des familles précarisées. Leurs parents, majoritairement migrants de première génération, appartiennent aux fractions stables des milieux populaires et poussent leurs enfants à réussir scolairement, afin de connaître une ascension sociale par procuration. Cela se manifeste par une pression morale, par un contrôle étroit des fréquentations, mais aussi par le gommage des origines, culturelles, religieuses ou familiales. Cette protection fonctionne dans un premier temps, mais l’entrée au lycée (NDLR : établissement de la seconde partie du cycle secondaire en France) change la donne. Contrairement au collège de quartier et à son entre-soi protecteur, le lycée, généralement en centre-ville, mélange les groupes sociaux et ces élèves des milieux populaires n’y sont plus à leur avantage.

En raison des sanctions de l’univers scolaire, ils ne peuvent plus dès lors endosser la mission parentale d’ascension sociale. Portés par cette expérience à remettre en question l’école comme la famille, ils trouvent dans le djihadisme un vecteur pour porter la critique et pour condamner à la fois le modèle parental, qui serait  » contaminé  » par les valeurs de la société d’accueil et le modèle républicain incarné par l’école. L’échec est ainsi transmué en choix de la fidélité à une communauté idéelle, qui incarnerait une  » pureté  » originelle. Bien sûr, ce processus n’advient pas en un jour : il est graduel et collectif.

Effet d’entraînement d’un petit groupe

Coupés des sociabilités de rue par le contrôle familial et de celles qui se développent au lycée, ces jeunes recherchent d’abord des  » gens comme eux « , par la création d’un petit groupe à l’école ou dans le quartier, par la recherche sur les réseaux sociaux ou la fréquentation de lieux de culte. Mais le regroupement de ces adolescents ne suffit pas à leur fournir une grille de lecture cohérente de leur situation. Il faut pour cela qu’ils entrent en relation avec des tiers plus aguerris idéologiquement, des intermédiaires tel que Rachid Kassim (NDLR : djihadiste français, commanditaire présumé de plusieurs attentats, mort près de Mossoul en juillet 2017) qui offrent une intelligibilité à leurs expériences vécues, à partir d’explications puisées dans la nébuleuse djihadiste. Par paliers successifs, ces petites communautés se restreignent et rassemblent des individus de plus en plus semblables dans leurs modes de pensée. La force de ces petits groupes affinitaires n’est pas à négliger : elle est même décisive pour comprendre les passages à l’acte. La commission d’attentats comme le départ en Syrie doivent ainsi beaucoup aux effets d’entraînement observables dans ces collectifs, où il faut en permanence  » tenir sa place  » et démontrer sa loyauté. De manière troublante, les montées en radicalité apparaissent aussi comme la conséquence non voulue de réponses institutionnelles qui provoquent des dynamiques d’escalade.

Cette étude entend dissiper l’illusion qu’il existerait une radicalité, fût-elle djihadiste. Sous le label de  » radicalisation  » se distinguent des processus pluriels, relationnels et contextuels. A rebours des fantasmes d’un profilage qui permettrait de prédire des passages à l’acte, les sciences sociales permettent au moins de les comprendre.

(1) Auteurs de La fabrique de la radicalité (Seuil, 310 p.), respectivement chargé de recherche au FRS-FNRS et maître de conférence en science politique de l’université de Paris-Nanterre.

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