Pour Léonora Miano, « il n’y aura pas de divorce entre l’Afrique et l’Europe »

Le Vif

Pour la romancière née au Cameroun, venue en France et désormais installée au Togo, les gouvernements européens sont mus par la peur dans leur rapport aux migrants. Son dernier roman imagine un renversement migratoire total : dans une Afrique subsaharienne futuriste rebaptisée Katiopia, le cas de migrants venus de France et vivant en marge de la population divise le pouvoir en place. Léonora Miano profite de la liberté de la fiction pour imaginer un autre futur possible.

Dans Rouge impératrice (1), vous, la romancière si avide de faire remonter le passé à la surface, notamment sur les questions d’esclavage, vous avez choisi de vous placer dans le siècle prochain. D’où est venue cette envie d’explorer le futur ?

D’abord parce que je ne l’avais jamais fait et que ça m’intéressait littérairement. Ensuite, je me suis emparée d’un contexte personnel, puisque j’anime un atelier d’écriture avec des jeunes de Lomé sur le thème  » Figures de la libération africaine « . Les participants ont jugé que l’Afrique serait libre dans le futur. Et parmi leurs obsessions revenait sans cesse l’idée d’un empire, ou d’un ensemble fédéral, à l’échelle du continent. Je voulais une  » utopie crédible « , donc je n’ai pas imaginé de réunir toute l’Afrique, car nos histoires, nos rapports à la colonisation ou nos rapports à la politique divergent tellement… Le Mali, le Burkina et la Mauritanie voisins appartiennent déjà à une autre Afrique. Le Katiopia du roman rassemble donc à l’Afrique subsaharienne élargie, sans le Maghreb ou l’Ethiopie, par exemple.

Mon problème avec le progrès technologique, c’est le fantasme de mettre fin à la mort.

Outre l’unité politique, comment résolvez-vous le problème de l’unité de langue ?

En réalité, cette question ne se pose pas à nous. Les Africains sont habitués à vivre dans des espaces multilingues, avec une langue dévolue au commerce et à l’administration, et d’autres langues locales. Au sud du Togo, tout le monde parle la langue régionale. Bien qu’elle ne soit pas celle de tous, les choses se passent bien. Au Cameroun, il y a plus de deux cents langues et toutes sont parlées sans risque de disparition. Dans mon roman, je suis partie de la convention suivante : ils parlent la langue de la région, certains autres personnages parlent la langue de leur région, et ça n’a pas l’air de poser de problèmes de compréhension.

Vos personnages voyagent en train ou en tramway, regardent la télé… Comment peut-on imaginer un futur où nous avons figé l’accélération des progrès technologiques ?

Tout simplement parce que c’est ce que les gens ont choisi. Un groupe qui s’appelle l’Alliance a planifié l’avenir du Katiopia unifié, estimant que cette région du monde devait porter comme valeur singulière la préservation de son modèle de développement. Ils ont abouti à la conclusion que la technologie du xxie siècle suffisait. Ils ont pensé que ce n’était pas parce qu’on pouvait faire les choses qu’il était judicieux de les réaliser. C’est évidemment la liberté de la romancière de conjurer le sort à coups de livres et je me suis permis de glisser ma vision : je ne rêve pas d’un futur de métal et de verre, je ne rêve pas d’être une humaine augmentée. Ce disant, je ne crois pas être délirante ou réactionnaire. Je ne refuse pas les mutations de l’histoire. Nous avons acquis de nouvelles pratiques et personne ne va les abandonner. Même les afrocentristes les plus ardents ont un ordinateur et une voiture. Mon problème avec le progrès technologique, c’est le fantasme de mettre fin à la mort. D’où mon déplacement : quand vous êtes dans une société où la mort est juste un état, où on rejoint nos défunts et où on peut leur parler, c’est moins angoissant et ça aide à accepter son humanité. L’Occident a tellement dominé la matière qu’il en a perdu le sens des limites. En Afrique, on compose plus facilement avec l’irrationnel.

 » Certaines circonstances ont fait qu’on a élu Nicolas Sarkozy. Depuis, la donne a changé. « © Franck Prevel/getty images

L’autre point saillant de votre futur est l’absence complète des religions mais l’omniprésence du spirituel. Pourquoi ?

Je m’intéresse beaucoup aux spiritualités du monde, pas du tout aux religions. L’organisation sociale de la foi, les clergés, sont souvent des lieux d’embrigadement et de pouvoir néfastes. Peu de religions ont réussi à y échapper, alors que dans leur dimension spirituelle, elles ont toutes un message très beau que nous pourrions partager. Ma grande candeur et ma naïveté de romancière ont voulu m’emmener vers une humanité soucieuse de préserver un fonds universel. La spiritualité, bien plus que la religion, me semblait être le meilleur moyen de nous faire converger vers une humanité commune.

Votre roman est-il aussi celui d’une désillusion à l’égard de l’Europe, qui aurait perdu son sens de l’accueil ?

Tout le monde ne l’a pas perdu, heureusement ! Les nationalistes sont ardents mais pas omnipotents. Les gens ont peur aussi parce que les politiques entretiennent cela pour des raisons électoralistes. Ils n’expliquent pas que nous sommes dans une interdépendance absolue : on ne peut pas accepter les ressources et refuser les présences, s’emparer des biens et bannir les corps. Je ne pouvais imaginer en arrivant en France en 1991 que le Front national serait un jour banalisé. Il y avait alors un goût des autres, une joie du mélange. Certaines circonstances ont fait qu’on a élu Nicolas Sarkozy. Depuis, la donne a changé. Une partie des Français se définit encore comme appartenant au pays de l’hybridité et de la rencontre… Ceux-là ne représentent qu’une niche car, après Sarkozy, la gauche a perdu trop de terrain en se fourvoyant. Pour moi, le projet de loi prévoyant la déchéance de nationalité a tout cassé. Cette mesure signifiait que l’on voyait deux identités chez certains et qu’il fallait les renvoyer à cause de leur part étrangère, forcément porteuse du mal.

Dans le livre, l’impératrice susurre à l’oreille du gouvernant comme slogan :  » Katiopia, tu l’aimes ou tu le quittes  » : référence directe à la phrase prononcée par l’ancien président français. Qu’avez-vous voulu dire ?

Pour moi, c’est le début de la déliquescence : quand Nicolas Sarkozy institue un ministère de l’Identité nationale et propose cette équation au débat, la libération de la parole raciste est immédiate. Cela a désinhibé les gens et les vannes ne se sont plus jamais fermées depuis. Sarkozy a ramené la France aux dimensions de son être à lui et cela reste pour moi un vrai traumatisme. Surtout, cette formule est inepte car, même sans immigration postcoloniale, la France comprendrait des personnes non occidentales. Le pays se déploie sur plusieurs océans et compte des populations excentrées. Prenez les Guyanais : vous avez des Hmong guyanais dont les aînés furent les alliés de la France lors de la guerre d’Indochine, et qui durent fuir les représailles après la défaite. Ils furent relogés en Guyane, y apportèrent leurs traditions qu’ils tentent de conserver. Ils ne deviendront pas occidentaux par décret. On se soucie peu, dans l’Hexagone, des Amérindiens de la Guyane française. Pourtant, c’est depuis leur terre ancestrale qu’est lancée Ariane, et nul n’envisage que cela se fasse depuis la Creuse. Je crois qu’on ne devrait jamais définir la culture ou l’identité française en faisant l’économie de toutes ces présences. Il s’agit souvent de groupes qui n’ont pas choisi la France, qui leur est tombée dessus ou les a déportés pour en faire des esclaves. Une lecture unique de l’histoire et de l’identité dans un pays archipel, avec une histoire plurielle, est illusoire. Dans le contexte français, soumise à l’histoire du pays, la formule de Sarkozy ne tient pas. Lors de la Seconde Guerre mondiale, les collabos, d’une certaine façon, aimaient leur pays, et les résistants aussi, au point de risquer leur vie pour chasser l’envahisseur. Lesquels auraient dû quitter la France ? Idem pour la période coloniale : qui des colons ou des anticolonialistes auraient dû partir au nom d’un idéal ? Les uns voyaient dans la colonisation une source de prospérité. Pour les autres, il s’agissait d’un avilissement. Les Français ont, depuis longtemps, des manières différentes d’aimer leur pays. Elles peuvent entrer en conflit.

On ne devrait jamais définir l’identité française en faisant l’économie de toutes ces présences.

Votre idée était de détourner la formule sarkozyste ?

Dans le Katiopia unifié, la consigne sarkozyste est détournée pour se faire inclusive. Elle devient une invitation adressée à ceux qui hésitent, pour leur dire de participer à la construction de ce pays qui n’a que cinq ans. J’ai aussi voulu interroger en miroir les attitudes de certaines minorités qui enferment trop facilement la France dans son passé colonial, ce qui nous prive de nous rejoindre pour bâtir ensemble. Je me souviens de ce slogan lu sur une pancarte, lors d’une manifestation :  » Je refuse de m’assimiler à des colons.  » On ne peut pas poser le débat ainsi : si tout Blanc n’est qu’un colon, alors aucun avenir ne nous est permis. Je comprends cette rage, mais il faut laisser une chance à l’autre. Ce n’est pas parce que Sarkozy a abaissé le débat que nous devons l’imiter.

(1) Rouge impératrice, par Léonora Miano, Grasset, 608 p.
(1) Rouge impératrice, par Léonora Miano, Grasset, 608 p.

Dans Lettres persanes, Montesquieu se sert des personnages d’Usbek et Rica pour donner une leçon de morale au royaume de France. Auriez-vous été inspirée ?

Non, non, le roman est un outil de réflexion, pas une fable moralisatrice… Je voulais présenter des questions simples comme : quel monde veut-on partager avec nos enfants ? Il n’y aura pas de divorce entre l’Afrique et l’Europe. Nul n’imagine que les Français cesseront de se rendre en Afrique. Les Subsahariens aiment le mélange, le syncrétisme. Que d’autres viennent ne nous dérange pas, c’est la domination que nous refusons. Et mon propos ici est évidemment applicable à d’autres dans une perspective future : le dérèglement climatique va causer des mouvements de populations. Il faudra accueillir et imaginer un futur fécond pour tous. C’est possible si on ne se laisse pas happer par le choix du repli. Nous pouvons faire différemment et partager, en sortant de notre modèle politico-économique mortifère. Nous ne sommes pas obligés de nous soumettre, voilà ce que j’ai voulu exprimer.

Bio express

1973 Naissance le 12 mars à Douala d’un père pharmacien et d’une mère professeure d’anglais.

1991 Arrivée en France pour étudier la littérature américaine.

2005 Premier roman, L’Intérieur de la nuit (Plon).

2006 Goncourt des lycéens pour Contours du jour qui vient (Plon).

2013 Prix Femina pour La Saison de l’ombre (Grasset).

2015 Dirige l’ouvrage collectif Volcaniques : une anthologie du plaisir (Mémoire d’encrier).

2019 S’installe au Togo.

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