Iggy Pop, retour vers le futur

Quarante ans après le mythique Raw Power, l’Iguane a retrouvé les Stooges pour un album abrupt et sophistiqué. Interview exclusive d’un punk (presque) assagi.

Au bout du fil, Iggy Pop bâille. Le pionnier du rock dit qu’il en a marre du soleil et des palmiers de Miami, où il vit depuis vingt ans. Le chanteur est un concentré de contradictions : drôlissime et dépressif, outrancier et cultivé, rebelle et homme-sandwich pour les Galeries Lafayette. James Osterberg de son vrai nom appartient à la mythologie du rock, autant pour ses chansons que pour ses excès. A 66 ans, l’heure de la retraite n’a pas encore sonné. Il revient en compagnie de ses vieux compères des Stooges avec Ready to Die (Prêt à mourir), un album de ballades sauvages et de morceaux de rock magistralement orchestrés. Sans nostalgie, mais avec lucidité, l’Iguane dresse l’inventaire de sa carrière, de ses errances, et des folles années du rock.

Le Vif/L’Express : Iggy and the Stooges, quarante ans après… Quel effet ça vous fait ?

Iggy Pop : C’est extraordinaire de jouer avec une bande de sexagénaires devant des foules de jeunes. Ce qui m’épate le plus, c’est l’accueil du public. Quand on a créé le groupe, en 1967, et jusqu’à notre rupture (en 1974), les gens nous détestaient… Ils nous crachaient dessus. Depuis que nous sommes ensemble à nouveau sur scène, il m’est arrivé d’être ému jusqu’aux larmes. Ce qui est bien, c’est que, torse nu, je ressemble enfin à un iguane… James Williamson (le guitariste) n’est pas mal non plus : il avait abandonné la musique pour devenir ingénieur dans la Silicon Valley. En concert, il joue comme un dieu, et c’est lui qui a produit Ready to Die.

Vous avez reformé le groupe en 2003. Pourquoi avoir attendu si longtemps pour cet album studio ?

Je n’aurais jamais fait ce disque, ni Raw Power, en 1973, si je n’avais pas été poussé par les Stooges. J’ai voulu qu’on se retrouve, en 2003, parce que j’avais peur : mon identité volait en éclats. Mes albums étaient pathétiques, ma maison de disques me proposait des producteurs idiots. Je n’avais plus un rond et j’avais envie de retrouver la force et l’amateurisme des Stooges. J’ai contacté les anciens membres, dont Ron Asheton, malheureusement décédé peu après, en 2009, et son frère, le batteur Scott Asheton. Pour faire avaler la pilule au label, je leur ai dit que j’allais faire un album, Skull Ring, avec des invités qui les rassureraient : j’ai même proposé des duos avec Justin Timberlake ou Puff Daddy… Quand j’ai retrouvé mes ex-partenaires sur quelques morceaux, j’ai eu un déclic : des groupes alternatifs avaient pris notre place – Sonic Youth, Dinosaur Jr… -, et ils s’inspiraient de nous. Alors j’ai reformé les Stooges et, depuis, nous n’avons jamais arrêté de tourner. Ready to Die est l’album de notre consécration, car, si on parle de Raw Power dans les livres de rock comme d’un grand disque, à l’époque, ça a été un fiasco.

Les Stooges sont les pionniers du punk. Vrai ou faux ?

Au début, c’était une appellation péjorative utilisée pour nous apostropher. On nous qualifiait de punk (voyous), de junkies, de psychopathes… Loin de nous l’idée d’initier un mouvement. Mes cheveux et mon pantalon slim argenté ont eu un certain impact. Mais de là à vouloir créer une marque… Plus sérieusement, le mouvement punk avec les Stooges, c’est un peu comme les Rolling Stones avec Chuck Berry ou Led Zeppelin avec Howlin’ Wolf (légende du blues)… Tout est dit.

Précisez quand même…

Dans les années 1970, j’ai connu l’avocat de Howlin’ Wolf. Le bluesman accusait Led Zep’ de lui avoir volé la chanson The Killing Floor. Devant le jury, l’avocat a comparé le morceau de Howlin’ Wolf à celui de Led Zep’ The Lemon Song. Le plagiat apparut évident. Led Zep’ s’est excusé et a fait un chèque. C’est dingue aussi à quel point certaines de mes chansons ressemblent à celles d’autres groupes.

Des groupes, comme les Ramones ou les Sex Pistols, vous ont-ils piqué des morceaux ?

Non. C’est plus astucieux. Les Sex Pistols avaient un génie de la com’ derrière eux : Malcolm McLaren, leur imprésario. Il a décrété qu’ils étaient les pionniers du punk. Il les briefait sur leurs looks, sur ce qu’ils devaient dire ou faire pour créer des controverses qui ont fasciné l’Angleterre et le monde entier. Tout comme Andrew Oldham, l’agent des Rolling Stones, et Phil Spector, qui a tenté de manipuler les Ramones. Personne n’a fait ce job pour nous ni pour Bowie, qui a galéré pendant des années, jusqu’à devenir un manager diabolique de lui-même. La vérité, c’est que nous avons initié le punk, sans jamais en faire partie. Nous étions sans doute trop naïfs, trop cons, trop drogués…

Quelles étaient vos relations

avec les Sex Pistols ?

Excellentes. Je suis encore très proche de Steve Jones, le guitariste et membre fondateur du groupe. Il a joué dans deux de mes albums : Blah Blah Blah (1986) et Instinct (1988). C’est un mec adorable… Comme son père, un boxeur très sympathique, Steve a des mains géantes, avec lesquelles il produit des sons incroyables. Au temps des Sex Pistols, j’ai rencontré Johnny Rotten, avec qui j’ai surtout fait la tournée des bars. Sid Vicious, je l’ai croisé à Londres. Il a fait semblant d’être shooté : c’était ridicule, mais, à l’époque, si on était clean, ça ne faisait pas sérieux. J’étais aussi très copain avec Nancy Spungen, sa fiancée. Elle s’était prostituée, était accro à l’héroïne. On l’a retrouvée morte, en 1978, à New York, dans une chambre de l’hôtel Chelsea qu’elle partageait avec Sid… Poignardée avec la lame qu’il avait achetée la veille. Nous étions tous dingues à cette époque. Je n’en suis pas fier.

Sur la pochette de Ready to Die, vous portez une ceinture d’explosifs autour de la taille. Vous projetez un attentat suicide ?

M’autodétruire, c’est un peu ce que j’ai toujours fait. J’ai été sauvé plusieurs fois par David Bowie. En 1974, j’étais sous héroïne, enfermé dans un hôpital psychiatrique, et il est venu me chercher pour m’emmener en tournée avec lui. Je souffrais de dépression et de délire narcissique. Quand je vois aujourd’hui le nombre de personnes qui ressentent le besoin de faire un geste apparemment glorieux, de s’immoler au nom d’une religion ou d’une cause, de devenir des kamikazes… j’ai peur. Le pire, c’est qu’une partie de moi comprend ces mécanismes. Je n’ai jamais fait de mal à personne, mais je me suis toujours mis en danger pour qu’on me regarde. Ready to Die, c’est ma façon d’implorer ceux qui se sentent oubliés de ne pas agir de la sorte. De trouver un autre chemin.

Vos prestations scéniques avec les Stooges étaient folles : on vous a vu sauter sur la foule en délire, être porté à bout de bras par le public… Le ferez-vous lors de vos prochains concerts ?

J’étais sous LSD à l’époque et je n’ai pas trop envie de recommencer, même si c’était incroyable. J’avais l’impression d’être Jésus marchant sur l’eau. Mais ces concerts ont souvent tourné au psychodrame. Je me suis scarifié sur scène et je me souviens d’une soirée où une bande de motards m’a lancé des tessons de bouteilles pendant que je chantais. Je répondais avec la même violence. J’étais borderline, mais la foule affamée n’allait pas mieux. Cet été, j’aimerais refaire du stage diving (plongeon de la scène). C’est moi qui ai inventé le concept. Je vais aussi garder ma bonne habitude du strip-tease intégral. Ça n’a jamais plu au public, mais ça me fait marrer. A mon âge, il faut se faire plaisir.

Ready to Die sonne comme la fin d’une histoire. Iggy and the Stooges vont-ils se séparer ?

Je pense. Nous allons encore tourner pendant une année. Parfois, c’est insupportable. On s’énerve pour des histoires qui ont quarante ans, du genre :  » T’as couché avec ma copine ! D’accord, c’était en 1973, et alors ?  » C’est drôle et insensé. J’ai envie de faire une pause et de me lancer dans un projet en solo. Mais, pour clore cette histoire, j’attends que mon ami Jim Jarmusch se décide à monter le documentaire qu’il a commencé à réaliser sur les Stooges. Connaissant ses délais métaphysiques, vous risquez de nous voir encore sur scène à 90 ans…

Ready to Die (Pias).

En concert le 3 août aux Lokerse Feesten,

www.lokersefeesten.be/fr

PROPOS RECUEILLIS PAR PAOLA GENONE

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