Idées

Il y a quelques semaines, le Premier ministre marocain Abderrahmane Youssoufi s’expliquait dans une interview télévisée sur les réformes au Maroc. Après les promesses de réformes profondes, dont il faut souhaiter que les Marocains à naître ne soient pas les seuls bénéficiaires, vint le chapitre de la femme. Le gouvernement marocain oriente les réformes autour de trois axes. D’abord, l’enseignement généralisé pour les garçons et les filles à partir de 6 ans (jusqu’à quand ? tous les jours ? dans tous les villages ? et qu’en pense le redoutable concurrent de la scolarité appelé le travail des enfants ?). Deuxième axe : l’accès au secteur économique et social (encore faut-il créer de l’emploi d’adultes). Troisième axe : l’accès à la politique (encore convient-il de créer préalablement un espace public). Tout cela doit être accompli dans un environnement caractérisé actuellement par un haut pourcentage d’analphabétisme féminin. Parmi les Marocaines arrivant en Belgique, 60% sont illettrées ; 35% ont achevé l’école primaire ; 5% l’école secondaire (pour les hommes, les chiffres correspondants s’élèvent à respectivement 50%, 30% et 20%). Un journaliste osa : « Et la réforme de la mudawana ? » Une formule opaque qui signifie : qu’en est-il du code de statut personnel, c’est-à-dire qu’en est-il de l’inégalité matrimoniale radicale de la femme, c’est-à-dire va-t-on maintenir la répudiation ? (1).

Comme s’il ne s’agissait que d’une note de bas de page, alors qu’il y va manifestement du pilier principal du système sociétal marocain, le Premier ministre répond que ce dossier-là ne ressortit pas à la compétence du gouvernement, mais de Sa Majesté en sa qualité de chef des croyants. Bref, au Maroc, l’égalité de l’homme et de la femme n’est pas une question politique, mais un chou gras théologique. Dans un pays où tous les pouvoirs émanent de Dieu, véritable pierre angulaire d’une pyramide tracée sur la trame d’une allégeance féodale, le makhzen, et où le roi ne peut donc, sans danger pour ses nombreux bénéficiaires, et aussi pour lui-même, toucher à la famille en tant qu’école de ce modèle de société, et alors que le Prophète rapporte que la répudiation est « la plus odieuse des choses autorisées par Dieu », les femmes savent désormais ce qu’elles peuvent espérer.

L’institution marocaine de la répudiation doit être combattue, non pas sur la base de l’argument processuel dépourvu de pertinence qu’est le non-respect des droits de défense de la femme, mais bien sur la base de l’inégalité radicale qu’elle instaure au coeur de la vie conjugale, jusque dans le quotidien le plus banal. Chaque année, en Belgique, des Marocaines bouclent, asphyxiées d’angoisse, les valises des vacances au Maroc, et ne respirent que quand elles sont revenues ici. Il convient d’oeuvrer à coucher l’égalité de l’homme et de la femme dans les constitutions et dans des instruments de droit international afin de pouvoir s’en prévaloir lors de négociations internationales. Il convient aussi d’orienter plus volontairement nos subsides publics, non pas tant vers le répressif, le vrai et le pseudo-préventif, que vers l’éducation de nos Marocaines et, par là, leur éducation à éduquer à leur tour. Voilà un investissement porteur pour l’avenir du tissu social multiculturel belge. Aujourd’hui, il y a encore, en Belgique, des pères marocains qui refusent que leurs filles participent à des activités para ou extrascolaires. La raison profonde pour laquelle il convient de promouvoir d’urgence et vigoureusement l’égalité de l’homme et de la femme au sein de la famille marocaine n’est pas l’obsession, somme toute arbitraire, du principe d’identité aux termes duquel un homme égale une femme, mais bien le fait que l’égalité de l’homme et de la femme est une condition de possibilité de l’amour. Sans égalité, pas d’amour. En luttant pour l’instauration radicale de l’égalité, nous ouvrons aux hommes et aux femmes, spécialement aujourd’hui les Marocaines, l’accès vers l’exercice de leur droit inaliénable à l’amour.

Sans égalité, pas non plus de modernité au Maroc. L’accès à la modernité est proportionné à l’égalité de l’homme et de la femme, parce que cette égalité est une éducation à la discussion, au débat, à la démocratie ; bref, une école de gestion de rapports complexes. Cette aptitude conditionne précisément le fonctionnement et, donc, l’avènement de la modernité en lieu et place d’un lien féodal caractérisé par la hiérarchisation, et donc le silence et la simplicité. Autrement dit, l’avènement de la modernité suppose le fonctionnement d’une technologie sociale, la démocratie, qui suppose à son tour l’égalité, notamment conjugale.

Sans égalité, enfin, pas non plus d’accès à la pensée. C’est en effet, comme le dit le philosophe Karl Jaspers, une expérience fondamentale que le réel n’est pas simple. La profonde simplicité de la société marocaine a donc un caractère idéologique, en ce sens qu’elle présente le réel autrement qu’il n’est et, cette simplicité étant contraignante, cette idéologie coupe l’accès à la pensée et, par là même, au débat.

Ainsi l’égalité, juridique mais surtout effective, de l’homme et de la femme conditionne l’accès à l’amour, l’accès à la modernité et à la démocratie, et l’accès à la pensée et au débat qui constitue précisément la démocratie. Voilà les raisons pour lesquelles la répudiation marocaine constitue, en dernière analyse, une violation des droits inaliénables de la personne.

(1) La répudiation est la déclaration écrite ou verbale, non équivoque, inconditionnelle, unilatérale et arbitraire par laquelle un mari divorce de son épouse. Au Maroc, 84% des divorces sont accomplis selon ce procédé (talaq).

par Guy Rommel, juge de paix de Saint-Gilles.

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