Huit en huis clos

Au monde, à La Monnaie : la mise en musique, par le compositeur Philippe Boesmans, du texte très elliptique du dramaturge Joël Pommerat mène à une oeuvre troublante, miroir de toutes nos névroses.

Que de l’univers de deux artistes contemporains, chacun habité par ses propres certitudes, naisse (sans souffrance apparente) une oeuvre commune originale, est toujours un miracle, autant qu’un tour de force. Avec six opéras à son actif qui, tous, échappèrent en leurs temps aux effets de mode (dont la sulfureuse Passion de Gilles, créée à La Monnaie en 1983 sur un livret de Pierre Mertens – il y fut question de serial killer avant l’heure), Philippe Boesmans réussit encore, à 77 ans, à caler sa prodigieuse mémoire musicale sur un texte interpellant de la littérature théâtrale. Son choix ? Au monde, une pièce à l’atmosphère étrange, sombre et vénéneuse, écrite en 2004 par Joël Pommerat, un Français hanté par le fantasque, l’inconscient et le non-dit, et qui (c’est un principe, chez lui) ne met jamais en scène que ses propres textes. Les modalités de cette collaboration attendue, création mondiale orchestrée par La Monnaie, ne sont pas restées secrètes. Beaucoup a été révélé, entre autres par les intéressés eux-mêmes, sur leur première rencontre au printemps 2010, sur leur respect mutuel vite enclenché, sur leur concertation permanente (souvent par Skype), les concessions réciproques inévitables, et la santé précaire de Boesmans qui obligea ce dernier, in fine, à confier une partie de la composition à son confrère Benoît Mernier. Pour aboutir, quatre ans plus tard, à ce spectacle lyrique d’environ deux heures, parlant français, sans entracte ni choeur, qui sonne un peu comme le Pelléas et Mélisande de Debussy, évoque Les Trois Soeurs de Tchekhov et donne à voir un intérieur très Hopper, énigmatique à souhait mais guère folichon…

On n’y rit certes pas à gorge déployée : l’histoire (ce n’en est pas vraiment une, non plus) se déroule dans la demeure design, hiératique et hyper dépouillée d’un riche patron sidérurgiste. Murs noirs, une table, un lit, cinq chaises, et six membres d’une famille industrielle très clanique en attente du retour d’Ori, le fils cadet (le seul doté d’un prénom !) qui, pour une raison qu’on ignore, a renoncé à sa carrière dans l’armée. Une femme baragouinant des séries de mots proches du basque (incarnée par Ruth Olaizola, une actrice fétiche de Pommerat), présentée comme aide-soignante de la fille aînée enceinte, impose sa présence incongrue par des épisodes répétitifs de karaoké sur My Way, le vieux tube de Sinatra… Plongeant volontiers dans le sommeil, tenant difficilement debout, tous semblent tiraillés par des drames intérieurs à peine suggérés (le déclin physique et moral, l’ingérable célébrité, le désir inassouvi, la peur de décevoir – la liste est longue) : libre à chaque spectateur de remplir les blancs du récit par son imaginaire.

Sous la baguette du chef belge Patrick Davin, la musique, qui porte un regard compassionnel sur ces huit personnages à côté de leurs pompes (excellents Frode Olsen, en patriarche qui s’écroule, et Patricia Petibon, dans le rôle exigeant, vocalement écrasant, de la seconde fille) renforce l’impression tenace de tristesse : des mélodies commencent qui, telles nos pensées qui parfois se dérobent, ne s’achèveront jamais. Cette petite société statique est délibérément indéterminée et floue. Pommerat a d’ailleurs clairement précisé son intention, en cherchant surtout à ne pas concevoir une action dramatique  » forcément agitée ou passionnelle  » :  » J’avais envie de me confronter à un élément très délicat au théâtre et à l’opéra : l’ennui.  » Avec un gros, gros risque à la clé : que les limites de la patience du public soient, çà et là, dépassées…

Au monde, à La Monnaie, à Bruxelles jusqu’au 12 avril. www.lamonnaie.be

Valérie Colin

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