Hors de soi
Une quarantaine de festivals de musique en Belgique cet été. Pourquoi partir en vacances ? Le paradis est à portée de train – je dis de train, parce qu’il devrait y avoir moyen de s’y rendre en évitant le macadam brûlant et une contribution paresseuse au réchauffement climatique. Des milliers de jeunes qui passent la nuit sous le ciel en voyageant dans leurs oreilles. Et qui, pour certains, pourraient s’y voir distraits d’obsessions plus préoccupantes que celle, limitée à deux mois, de l’accès aux concerts en plein air. Je parle de ce qui, à l’instar d’un beat sans fin, ne vous laisse aucun répit : la maladie chronique invalidante. Je ne sais pourquoi je pense davantage à ces malades-là en été qu’en hiver. Le froid pur et » libre de vermine « , comme disait Michaux, découpe les sensations et encourage à lutter. La canicule qu’on nous prédit durable, voire létale pour certaines espèces, est un magma où le corps cherche sa place sans la trouver, sinon dans le repli.
Les malades affectés par une douleur constante vont-ils dans les festivals ? On n’en sait rien, ce sont des invisibles. On ne saura rien non plus des saisons de la narratrice de Hors de moi, le bref opus de Claire Marin, exigeant et coupant, comme écrit par grand froid. Rien, sinon son jeune âge (25 ans), sa colère (elle est, littéralement, hors d’elle), et, forcément, sa douleur. Incessante, innommée (lupus ? fibromyalgie ? polyarthrite ? sclérose en plaques ? ), parfois soupçonnée par le corps médical d’être psychosomatique ( » mes douleurs n’existaient pas, j’étais folle sans doute « ), la douleur est une saison unique, exagérée, hors norme. Et c’est en permanence qu’elle occupe ce jeune corps devenu ennemi des autres, car, comme le signalait Thomas Bernhard, » les malades ne comprennent pas les bien portants, tout comme, inversement, les bien portants ne comprennent pas les malades, et ce conflit est très souvent un conflit mortel « . Bernhard, musicien de formation avant de devenir écrivain, rendait par ces mots justice à l’un de ses plus beaux personnages, » le neveu de Wittgenstein « , maniaco- dépressif et mélomane de génie.
Toujours la musique. Claire Marin a là-dessus une page fulgurante. » Je ne suis pas un être musical « , avoue-t-elle, avant d’ajouter que seule l’écoute de la musique, à haut volume, anéantit ses perceptions douloureuses. » La musique est comme la maladie. Elle n’autorise pas qu’on la suive distraitement. Elle exige une attention constante. » Son livre aussi. Dans cette plongée, notre attention est captée comme par une nuit de transe. De sorte que le » hors de moi » du titre est aussi un » en moi » dont nous ne parvenons pas à sortir avant le terme de cette partition aussi précise qu’emportée. Nous voilà, comme la narratrice, hantés par une émotion unique, émouvante et particulièrement signifiante en ces temps de maladie planétaire : » Le seul désir qui ait encore sa place ici est un désir de l’instant. «
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