» Hollywood ne veut pas déplaire au public « 

Après son film d’action au féminin, Piégée, sorti en avril, Steven Soderbergh propose aujourd’hui une plongée dans le milieu des strip-teaseurs. Librement inspiré de la vie de son acteur principal, Channing Tatum, Magic Mike est le succès inattendu de l’été aux Etats-Unis, sorti ce mercredi 15 août en Belgique. Jamais à court d’idées, le cinéaste stakhanoviste termine actuellement The Bitter Pill, un thriller, et prépare déjà une biographie du chanteur des années 1950 Liberace. C’est dans les locaux de son ami et collègue David Fincher, sur Hollywood Boulevard, à Los Angeles, que le plus jeune lauréat de la Palme d’or, pour Sexe, mensonges et vidéo, en 1989, a rencontré Le Vif/L’Express pour parler librement de sa passion de toujours : le cinéma. Dernière chose : Steven Soderbergh a décidé d’arrêter de réaliser des films. Au moins de faire une pause. Il a l’air convaincu, mais on n’est pas obligé de le croire…

Le Vif/L’Express : Avec Magic Mike, l’histoire d’un strip- teaseur, vouliez-vous explorer le conflit entre un certain hédonisme actuel et le puritanisme propre aux Etats-Unis ?

Steven Soderbergh : Oui. Ce pays est très partagé sur la question. J’ai voulu raconter une histoire où personne n’est puni à cause de la sexualité qu’il choisit. Magic Mike est très américain, je crois : mes personnages y parlent de leur travail et de la façon dont ils gagnent leur vie. Ce sont les choses dont les gens discutent aujourd’hui parce qu’elles sont au centre de leurs préoccupations. Pourtant, peu de films évoquent ce type de sujets et j’ai tenu à ce que ces conversations soient au c£ur du récit. Magic Mike est aussi un film dont les héros sont jeunes, mais qui n’est pas nécessairement destiné à un public jeune : son esthétisme, l’approche du sujet, la narration ne sont pas typiques des histoires pour ados. En réalisant Magic Mike, je repensais à mes 20 ans, à ce sentiment qui vous porte quand rien ne vous est encore jamais vraiment arrivé. J’ai voulu capturer cet élan. Ce moment où la jeunesse va bientôt s’en aller.

Ici, ce n’est plus la femme qui est l’objet sexuel, mais l’homme : c’est rare, dans le cinéma américain.

C’était très amusant de retourner la situation ! J’ai beaucoup parlé avec Channing Tatum de son expérience de strip-teaseur et de la différence entre les hommes qui vont voir des femmes se déshabiller, et les femmes qui vont voir des hommes le faire. La place du fantasme occupe un espace mental différent dans la vie d’une femme. Elle ne cherche pas autant que l’homme à en faire une réalité : elle comprend que cela tuerait ce fantasme. Channing m’expliquait que les spectatrices se lâchent complètement pendant le spectacle, mais qu’ensuite elles rentrent tranquillement chez elles, alors que les hommes qui vont voir des strip-teaseuses se projettent souvent dans une histoire où ils s’imaginent sauver la jeune fille ou continuer la soirée avec elle.

Pourquoi Hollywood ne traite-t-il plus de sujets adultes, comme vous le faites ?

Sur un plan culturel, les Etats-Unis ne sont plus ce qu’ils étaient. Les spectateurs n’attendent plus du cinéma ce qu’ils y trouvaient il y a vingt ou trente ans. Aujourd’hui, ces sujets sont traités à la télévision. Si vous cherchez à réaliser un film qui va à l’encontre des modes, vous allez avoir un mal fou à le financer et à convaincre le public de se déplacer en salle. Depuis une dizaine d’années, le cinéma est devenu uniquement un moyen d’évasion pour les spectateurs. Il y a de nombreuses raisons à cela et l’une d’entre elles, je crois, est que l’ambiguïté et la complexité n’intéressent plus les gens. Au cinéma, je vois surtout des films avec des personnages qui parlent tout le temps, qui racontent tout ce qu’ils font, et répètent combien ils sont merveilleux. Moi, je préfère cultiver le mystère. Mais Hollywood est terrifié à l’idée d’ennuyer le public, de lui déplaire, de le déconcerter. Avoir peur d’aller contre l’idée commune est totalement contradictoire avec l’art. Jamais je ne me suis détourné d’une idée parce que j’avais peur de ce que les gens penseraient.

L’explosion des technologies joue-t-elle un rôle négatif à Hollywood ?

J’ai attendu la révolution numérique toute ma vie, et grâce à elle, mon travail est devenu meilleur : je suis un réalisateur plus libre. En ce sens, je suis à l’opposé de ce que pense Christopher Nolan ( The Dark Knight Rises). On en parle souvent et on en rit. Mais là où nous nous rejoignons, c’est sur notre inquiétude sur le cinéma lui-même. Aux Etats-Unis, il y a de moins en moins de cinéma dans le sens pur du terme. Piégée est un film de 90 minutes, dont 42 sont sans dialogues. C’est ce que le cinéma est censé être : de l’image. Juste de l’image. La capacité de créer des émotions et de donner un sens à une juxtaposition d’images est immense, mais elle n’est pas exploitée. Le cinéma est un instrument très puissant : il peut montrer le processus de la pensée, ce qu’aucun autre art n’est capable de faire. Or je vois cela très rarement dans les films aujourd’hui. Les réalisateurs se contentent de mettre en scène de l’agitation.

Que pensez-vous du système économique hollywoodien ?

Le cinéma américain est un business énorme : il est à la troisième place des exportations américaines dans le monde. Et, pour un milieu de cette envergure, il est, sur un plan économique, très transparent. Rien n’est caché, tout se sait. En tant que vice-président de la Ligue des réalisateurs, je sais tout ce qui se passe. Aucun autre business ne fonctionne de cette manière, et, à la différence de ce qui se déroule en ce moment à Wall Street, il est impossible de faire de l’argent là où il n’y en a pas. Impossible de dire qu’on a gagné 150 millions de dollars quand tout le monde sait que ce n’est pas le cas. Mais le problème, c’est que, désormais, les studios peuvent absorber des pertes énormes : quand un film est un gros échec, personne n’est vraiment tenu pour responsable, et le studio ne paie pas pour ses erreurs. Parallèlement, le cinéma est un business où l’émotionnel joue un rôle important dans la prise de décision, et où ce qui arrive ne peut jamais être quantifié. C’est un système qui ne fonctionne pas selon des critères rationnels. Rien n’est prévisible, les décisions ne peuvent pas être prises en fonction d’un raisonnement purement mathématique. Les studios essaient régulièrement, et ce n’est pas possible.

Voyez-vous toujours une distinction entre le cinéma indépendant et Hollywood ?

Je ne pense pas en ces termes ; je pense :  » bon film  » ou  » mauvais film « . Quand George Clooney et moi avions créé notre compagnie, Section Eight, nous voulions donner l’opportunité à des cinéastes intéressants, comme Gus Van Sant, Christopher Nolan ou David O. Russell, de pouvoir réaliser de plus gros films, visibles dans 3 000 salles. Si je pouvais diriger un studio, je le ferais autrement que de la manière dont ça se passe aujourd’hui. Comme le dit David O. Russell, il faut parier sur les chevaux, pas sur la course. C’est un peu ce que Warner Bros fait avec Clint Eastwood, mais c’est rare : miser sur toute la carrière d’un réalisateur, plutôt que sur un seul film. Les studios sont persuadés de savoir quel film produire ou pas, alors qu’ils feraient mieux d’identifier les réalisateurs talentueux et de leur donner les moyens de travailler sur ce qu’ils veulent. Personnellement, je leur dirais :  » Je vous donne cinq ans et tant de millions, maintenant, vous faites ce que vous voulez – un film, ou trois, ou cinq, au budget qui vous convient, avec l’argent qui vous est alloué.  » Je sais qu’on aurait des films bien plus intéressants. Dans les années 1960, ce type d’accord était possible.

On parle beaucoup de la mort du star- system. Qu’en pensez-vous, vous qui avez travaillé avec des stars comme avec des inconnus ?

Il y aura toujours un star-system. Il n’est pas en train de mourir, il évolue. Tom Cruise est au sommet depuis trente ans ; il faut au moins lui reconnaître ça. Prenez Channing Tatum : en six mois, il a joué dans trois films dont chacun a rapporté plus de 100 millions de dollars rien qu’aux Etats-Unis. Il y a simplement un renouvellement des visages. Je peux vous dire que lorsque vous allez à une réunion avec les studios pour parler d’un projet, tout ce qui les intéresse, c’est d’avoir l’acteur le plus connu pour le moins d’argent possible. Ça ne change pas.

Peut-on dire que vous êtes à l’origine du triomphe du cinéma indépendant dans les années 1980-1990 avec Sexe, mensonges et vidéo ?

Non, ce type de cinéma remonte vraiment à John Cassavetes [années 1960-1970]. Il a construit sa carrière en véritable indépendant, alors que personne ne considérait que ce fût une option viable à l’époque. Ensuite, il y a eu des réalisateurs comme Jim Jarmush ou David Lynch. Ce sont eux et leurs films qui m’ont fait comprendre la possibilité de travailler hors des grands circuits. Mais Sexe, mensonges et vidéo a été un tel succès que tout le monde a regardé le cinéma indépendant d’un autre £il : c’est devenu un gros business.

Pensez-vous toujours à arrêter de réaliser des films, comme vous l’avez annoncé ?

Je veux faire une pause pour voir si je peux  » détruire  » tout ce que j’ai appris à faire et me reconstruire en tant que metteur en scène, sous un angle entièrement nouveau. Je suis frustré par le langage cinématographique que nous utilisons tous. Mon désir d’arrêter est également lié à l’écosystème, au public actuel, et aussi au fait que j’ai énormément tourné depuis vingt-trois ans. Je ne sais pas juste ralentir : soit je continue sur le même rythme, soit je stoppe complètement ! Je voudrais surtout trouver un moyen d’appréhender le cinéma différemment. Je ne sais pas si c’est possible. J’ai l’impression que la dernière révolution du langage cinématographique remonte à Hiroshima mon amour, d’Alain Resnais. La manière dont l’information est révélée au spectateur est aujourd’hui figée. Il faut que nous nous renouvelions. Au cours du XXe siècle, la plupart des arts ont connu une évolution majeure. En peinture par exemple, il y a eu l’impressionnisme, Pollock, Rothko, Lucian Freud, Picasso. Rien de tel dans le cinéma.

Vous considérez-vous comme un auteur ?

Je reprendrai à mon compte ce que disait Orson Welles :  » Je suis l’oiseau, vous êtes l’ornithologue.  » Mais, pour le meilleur et pour le pire, un réalisateur se confond avec son film, qui est l’aboutissement d’un travail singulier et reflète toujours ce qu’est le cinéaste. Le cinéma est le médium du réalisateur. C’est toujours amusant, quand vous passez un certain temps avec un metteur en scène, de voir à quel point il ressemble à ses films !

Vous semblez aimer explorer les genres les plus divers, même les plus commerciauxà

C’est vrai. Ocean’s Eleven, par exemple, est un vrai gros film commercial. Et je devais en réaliser un autre, Des agents très spéciaux : j’y ai travaillé une année mais un différend sur un détail m’a fait comprendre que la production voulait m’écarter du projet. Je suis parti. Je n’ai rien contre les adaptations de BD, mais comme je n’en lis pas, je ne saurais pas donner au spectateur ce qu’il attendait. J’aurais aimé mettre en scène une comédie musicale ; mon projet sur Cléopâtre se fera à Broadway, s’il se fait. Pas de western pour moi : je n’aime pas les chevaux. Et, si je joue avec l’humour dans mes films, je n’ai jamais trouvé un sujet de comédie dans la tradition de L’Impossible M. Bébé. Idem avec l’horreur, même si, dans un certain sens, Contagion a bordé le thème. C’est un genre que j’aurais aimé explorer, à la manière d’un Polanski dans Rosemary’s Baby. Je recherche toujours de nouvelles expériences. Je ne comprends pas ces réalisateurs qui disent ne pas trouver de sujet. Il y a des histoires partout ! Je viens de finir des livres sur la Russie et le Grande Catherine : voilà un personnage passionnant. Penser à tout ce qu’un tel projet implique comme travail me décourage déjà. C’est aussi pour cette raison que j’ai besoin d’une pause. En fait, j’aimerais réaliser un film mais qu’il soit déjà terminé !

PROPOS RECUEILLIS PAR DENIS ROSSANO PHOTO : PHILIPPE QUAISSE/PASCO

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire