Un casting hallucinant d'artistes invités pour un projet-cathédrale. © Veerle Vercauteren Fondation/Stichting KANAL

Histoires sans fin

Plateforme expérimentale et polyphonique, la proposition-vortex conçue par John M Armleder pour Kanal montre ce que serait un musée si les artistes s’en emparaient : un lieu jubilatoire où l’art et la vie ne feraient qu’un.

Ebloui. C’est dans un état proche de l’hébétude que l’on quitte, à regret, It Never Ends (1), exposition monstre déroulée par John M Armleder (Genève, 1942) au Kanal-Centre Pompidou. Que ceci se déroule à Bruxelles aujourd’hui, en pleine crise sanitaire, relève tout simplement du miracle. Il faut dire qu’il y a de quoi être épaté : le plasticien suisse s’est emparé de 6 000 m2 sans que la proposition n’accuse la moindre faiblesse, la plus petite incohérence. Bâti comme une cathédrale dans une cathédrale, le projet a été imaginé de manière visionnaire.

Qui connaît la carrière, étalée sur cinquante ans, de l’intéressé pouvait s’y attendre car depuis ses débuts avec le collectif Eclat, en 1969, Armleder n’a eu de cesse de se trouver là où on ne l’attendait pas. L’homme a toujours tracé un chemin singulier, ne serait-ce que parce qu’il ne sort pas d’une école d’art consacrée. En matière de formation, on se souvient qu’il nous avait confié, dans son atelier genevois de la rue de Bourgogne, qu’un séjour de sept mois en prison, pour avoir refusé de faire son service militaire, lui en avait beaucoup plus appris que n’importe quel professeur émérite.  » Partager à quatre un seau pour faire ses besoins est une expérience qui marque au fer rouge « , avait-il déclaré, le cou sanglé de l’une de ses sempiternelles cravates de dandy.

L’oeil fait son chemin et transforme l’expérience en une réjouissante  » chasse aux oeuvres « .

Modèle de générosité

Même s’il n’y avait aucun risque que l’artiste déplie une rétrospective pompeuse irriguée à l’autosatisfaction et à la répétition, son intervention sur six niveaux dépasse tout ce que l’on pouvait prévoir. It Never Ends se découvre comme un modèle de générosité, d’ouverture, de touches d’humour, de clins d’oeil biographiques et de goût pour l’expérimentation.  » Une carte blanche que je me suis empressé de salir « , sourit-il. On pense très sincèrement que seul un artiste, un vrai, pouvait réussir un projet aussi total, comprendre qu’un simple curateur s’y serait explosé les dents.

Au fil du parcours, deux éléments séduisent tout particulièrement. Le premier, c’est que le Suisse, en vieux routard de l’art contemporain, n’a pas cherché une seconde à tirer la couverture à lui. La preuve en est qu’il draine dans son sillage un casting hallucinant d’artistes invités.  » Dès les premiers événements publics que j’ai organisés dans les années soixante, je n’ai jamais cessé de convoquer des personnes pour qui j’ai une réelle sympathie, à la fois personnelle et esthétique. Dans It Never Ends, sont présents, pour la grande majorité, des artistes avec qui j’ai partagé une partie de mon parcours. Ou bien est-ce eux qui l’ont partagé avec moi ? Je ne sais pas « , précise le septuagénaire au long catogan. L’autre facteur de séduction tient à une volonté, quasi programmatique, de gommer l’antagonisme entre l’art et la vie. On peut sourire face à cet idéal d’équivalence qui rappelle le mouvement Fluxus et les années 1960, mais il reste qu’il épouse parfaitement les aspirations d’une époque rétive aux dominations et aux prises de pouvoir. Bernard Blistène, directeur du Musée national d’art moderne au Centre Pompidou, le confirme :  » Il y a une évidence aujourd’hui en matière muséale, c’est qu’il faut reprendre à la base la relation avec le public. On ne peut pas permettre l’entre-soi. La proposition de John coule dans ce sens.  »

Les peluches par dizaines de Charlemagne Palestine.
Les peluches par dizaines de Charlemagne Palestine.© Veerle Vercauteren Fondation/Stichting KANAL

Montée en puissance

Pour qui avait découvert Kanal lors de la phase d’expérimentation dite  » Kanal Brut « , tout a bien changé. Plus d’accès du côté du quai des Péniches, c’est désormais par l’ex-showroom automobile, juste à côté du Kaaitheater, que l’on entre. Dès la porte franchie, le ton est donné par la nouvelle billetterie signée par le Studio Barbier Bouvet qui, fidèle à sa réputation et sur la base de matériaux récupérés directement de l’ancien garage, a conçu des guichets, un mobilier et un tea-room en réponse au contexte. Mention toute particulière pour l’espace de restauration qui reproduit Chez Quartier, une cantine de Genève, à deux pas de l’atelier, dans laquelle Armleder se rend quasi tous les jours.

Ouverts 7 jours sur 7, de 8 heures à 20 heures, le rez-de-chaussée, ainsi que le premier étage, sont accessibles gratuitement au public. On peut y voir un imposant carillon : on ne peut s’empêcher de penser au gaffophone de Gaston, appartenant à Charlemagne Palestine, artiste américain installé à Bruxelles, dont la mise en scène, entre autres des peluches par dizaines et un filet retenant des ballons, vaut le détour. En raison de son caractère très compliqué à déplacer, c’est l’une des rares fois où l’instrument quitte l’atelier de ce plasticien dont la carrière a commencé comme carillonneur dans l’église Saint-Thomas, à Manhattan. Bien sûr, conformément à l’intention d’Armleder qui souhaite  » bousculer sans cesse la proposition  » afin de s’éloigner de l’esprit de ces vernissages qui signent des expositions au statisme mortifère, la pièce sera activée par Palestine à la faveur de performances régulières.

Escalier vers le ciel

Et Armleder ? Où peut-on le trouver ? Forcément là où on ne pense pas le chercher… L’artiste a conçu Stairways to Heaven (2020), une structure en forme d’échafaudage de chantier. Pour monter à l’étage, tout un chacun doit nécessairement emprunter cette oeuvre. Il est question à la fois d’en faire partie et d’en faire l’expérience physique. Celle-ci est décorée d’animaux empaillés, notamment un sanglier menaçant, ainsi que d’énormes pneus remplis de terre et plantés de fleurs, un hommage appuyé à la décoration vernaculaire helvétique doublé d’un questionnement sur la notion de bon goût. Ce niveau +1 est également un lieu de rencontres rêvé par Armleder ; il accueille un espace de coworking, une bibliothèque et un atelier d’imprimerie ouvert à tous.  » Ce sont autant d’archipels pour permettre au public de s’approprier le lieu « , commente Yves Goldstein, qui pilote l’aventure de la Fondation Kanal.

Stairways to Heaven (2020), ici en cours de montage.
Stairways to Heaven (2020), ici en cours de montage.© Veerle Vercauteren Fondation/Stichting KANAL

Un grand pan de mur peint en acrylique métallisé a été construit face à la rampe qui mène à la partie nécessitant d’être muni d’un billet. Cette impressionnante paroi sépare l’exposition de la partie de Kanal où le chantier de transformation, qui doit se terminer en 2023, a déjà débuté. Le Genevois a eu l’idée géniale d’y placer un oeil-de-boeuf permettant d’observer l’avancement des travaux ou, si on préfère, prendre une perspective sur le futur. Au total, ce sont quatre niveaux qui font place à la partie tarifée de la proposition d’Armleder. On n’en révèlera que certains temps forts pour ménager au visiteur de délicieuses surprises. Il reste qu’on ne peut pas passer sous silence None of the Above, 2004-2020, projet en réseau génial qui consiste en une demande adressée par l’ancien membre d’Eclat à des pairs. La sollicitation ? Lui faire parvenir, dans l’esprit du  » mail art « , un mouvement artistique intimement lié à l’envoi postal, une oeuvre de la taille d’un timbre-poste. Le tout prend place dans vaste cube blanc qui, à première vue, semble vide.

Petit à petit, l’oeil fait son chemin et transforme l’expérience en une réjouissante  » chasse aux oeuvres « , comme on dirait  » chasse aux oeufs « , convoquant des pointures telles que Wade Guyton, Olivier Mosset ou Haim Steinbach. Parmi les pièces qui interpellent, on retient également Yoga (2020), une forêt de sapins artificiels pendus au plafond suggérant peut-être un monde sens dessus dessous. Il y a aussi Quicksand 3 (2013-2019), un dispositif conçu à partir des étagères de stockage de l’ancien garage Citroën. Déjà identifiées dans l’oeuvre du plasticien, ces structures font valoir, dans le contexte de Kanal, une perfection formelle et une émotion qu’on ne leur soupçonnait pas. Enfin, on mentionnera, sous le toit, deux installations lumineuses, au sens propre, Very Big Player (2020) et Untitled (2004), qui touchent au sublime par le biais d’un environnement de lampes en forme de fausses pierres et d’un amoncellement de néons. C’est Robert Filliou qui disait que l’art est  » ce qui rend la vie plus intéressante que l’art « . A cet exercice périlleux d’aller et retour entre la création et l’existence, John M Armleder se montre imbattable.

It Never Ends, John M Armleder, Kanal, à Bruxelles. Jusqu’au 25 avril 2021. www.kanal.brussels

Histoires sans fin
© Brioni

Cinq notions clés pour comprendre Armleder

L’oeuvre de John M Armleder est à ce point protéiforme et complexe que nous avons demandé à Yann Chateigné, commissaire associé de l’exposition, de revenir sur les aspects fondamentaux de la pratique de l’artiste basé à Genève.

Ecart.  » Il s’agit d’un collectif, qu’il a contribué à fonder, en 1969, et auquel il a appartenu, constitué autour d’un groupe d’amis désireux de forger une alternative artistique au sein d’une société genevoise conservatrice et rétive à l’art contemporain. Ecart a commencé ses activités à la faveur de dérives dans la ville, par exemple en prenant note des mots formés de manière erronée par les néons défectueux d’enseignes lumineuses. Le tout servait à l’établissement d’un carnet de « poésies trouvées dans l’espace urbain » qui témoigne déjà de cette volonté farouche de ne pas séparer l’art et la vie.  »

Relation.  » Dès le début de ses activités artistiques, John M Armleder s’est présenté comme un organisateur favorisant l’expérience collective. Son oeuvre consiste à créer un espace physique en réseau avec une myriade d’autres lieux. Il encourage la circulation de concepts entre les plasticiens. Pour lui, tout se construit dans ces liens entre artistes, loin des institutions et du marché.  »

Environnement.  » A partir de la fin des années 1970, il développe une pratique personnelle – les « furniture sculptures », des  » sculptures d’ameublement  » – qui consiste à apparier des peintures et des artefacts divers, allant d’une guitare électrique à un canapé. Cette démarche initie un principe d’équivalence entre l’oeuvre et l’objet, il n’y a pas de domination de la première sur le second. Elle fait aussi allusion à Erik Satie qui, le premier, a imaginé une « musique d’ameublement » venant s’insérer dans la vie quotidienne, meublant les conversations entre les convives durant les dîners.  »

Installation.  » Dans les années 1990, Armleder déploie des installations sous forme de plateformes et d’expositions qui mettent en évidence les travaux d’autres artistes. Cela fonctionne comme un écosystème architectural mélangeant des oeuvres, des plantes, des animaux empaillés, des vidéos… Le tout pour un environnement à vivre littéralement.  »

Mémoire.  » A l’aube du siècle nouveau, il va se faire archiviste. Les oeuvres de la série Quicksand, ces étagères chargées d’objets, témoignent de cette volonté de montrer la matière première de l’oeuvre, cette matrice que les musées et les artistes gardent souvent cachée.  »

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