His name is Bond, James Bond

Le célèbre agent 007 serait resté un héros de papier sans la ténacité de quelques passionnés. Retour sur la création d’une icône cinématographique quinquagénaire.

L’événement s’est déroulé à l’ombre d’un studio, en Grande-Bretagne. Pas un article, pas un écho, rien. Qu’on ne s’y trompe pas : l’affaire ne tenait pas du secret-défense. Simplement, à ce moment-là, soit tout au long de ces mois de juillet et d’août 1962, on ignore que James Bond, héros indestructible des romans d’espionnage de Ian Fleming, vient de prendre chair sous les traits de Sean Connery, dans le premier long-métrage, Dr. No, de ce qui deviendra la série la plus pérenne du cinéma mondial. Le public n’est donc pas au courant, et les distributeurs américains font peu de cas de ce qu’ils considèrent comme un banal film d’action de plus.

Ainsi, c’est dans une chaleur estivale et une indifférence absolue qu’un certain Peter Hunt, penché sur une table de montage, assemble les images de cette première aventure de l’agent 007. L’homme ne peut se douter que, quelques années plus tard, il mettra en scène un épisode de la juteuse licence (Au service secret de Sa Majesté). Et ce n’est pas plus mal. La sérénité autorise l’audace, et, appuyé par le réalisateur Terence Young, Hunt va, sans le savoir, imposer un style de rythme (et par conséquent de narration) propre à James Bond – ainsi qu’à nombre d’ersatz qui fleurissent encore aujourd’hui dans diverses superproductions explosives.

Hunt met en pratique un  » montage publicitaire  » au service d’un long-métrage. L’idée est si simple qu’il suffisait d’y penser. Autrefois, quand un personnage prenait sa voiture, on le voyait sortir de chez lui, puis de l’immeuble, traverser le trottoir, ouvrir la portière, monter, fermer la portière, démarrerà Hunt décide d’aller à l’essentiel et supprime les deux tiers de l' » action  » : Bond quitte un intérieur pour se retrouver illico derrière son volant. Et, quand il se bat, plus question de montrer la bagarre en un long et fastidieux plan. Il y a autant de gnons que d’images, et la séquence est aussi expéditive que l’agent secret. Ça aussi, c’est très nouveau. Au caractère à la fois nerveux et fluide de la forme s’ajoutent l’insolence, l’arrogance et l’absence totale de pitié du héros.

Dans Dr. No, le ton est rapidement donné : la première fois que Bond tient un homme en joue, il l’abat froidement. Une séquence où il ne faisait que l’assommer a néanmoins été écriteà mais remisée après réflexion. Young veut coller au plus près de l’£uvre de Fleming, d’une violence implacable et, soit écrit en passant, dénuée de l’humour souvent cynique apporté dans Dr. No par le scénariste Richard Maibaum, qui deviendra l’une des marques de fabrique de la saga. Insistons sur l' » une des marques « , car elles sont nombreuses : les James Bond girls (l’une gentille, l’autre méchante, et quelques autres de passage), le vilain mégalo et parano (il veut souvent être le maître du monde), les décors exotiques, les belles voitures (de l’Aston Martin à la BMW), le générique conceptualisé, la musique, bien sûr (signée Monty Norman, et non John Barry, qui ne fit qu’arranger et réorchestrer le fameux thème universellement connu)à Dr. No affiche les prémices de cette recette à succès. Aujourd’hui, elle paraît évidente. A l’origine, pourtant, c’était loin d’être gagné.

Si l’accouchement de ce pre- mier Bond se déroule durant l’été 1962, sa conception remonte au 29 juin 1961. Et si l’ADN de l’espion britannique appartient à Ian Fleming, les parents du long-métrage sont les producteurs Harry Saltzman et Albert Broccoli, qui ne doivent leur union qu’à une longue suite de déconvenues pour chacun d’entre eux. Reprenons.

En 1958, Albert Broccoli est associé avec Irving Allen. Ces deux Américains ont installé leur société à Londres où ils bénéficient du plan Eady, aide mise en place par le gouvernement britannique pour relancer l’industrie cinématographique du pays. Connaissant l’admiration de Broccoli pour l’£uvre de Ian Fleming, un ami businessman de ce dernier organise un rendez-vous entre le producteur et l’écrivain. Egalement présents à ce déjeuner : Irving Allen et l’agent de l’auteur. Broccoli exulte, Allen ne pipe mot, Fleming a le nez dans son assiette et l’agent présente l’addition : l’option sur les aventures de James Bond coûte 50 000 dollars. Irving Allen explose :  » Mais de quoi parle-t-on ? Ces livres ne feraient même pas une bonne série télé !  » Broccoli ne sait plus où se mettre, bredouille quelques excuses et suit Allen vers la sortie. Ce n’est pas que Broccoli soit un pleutre, mais il n’a pas l’énergie nécessaire pour finaliser une telle opération. A ce moment-là, il consacre tout son temps et son argent à s’occuper de ses enfants, et surtout de sa femme qui se bat contre un cancer. N’empêche. Il regrettera amèrement l’issue de ce déjeuner quand, en 1960, il se sépare finalement d’Irving Allen.

Alfred Hitchcock fut approché pour la mise en scène

Ironie du sort, quelques semaines après ce divorce, Ian Fleming remet en jeu les droits de son héros. Son avocat est le même que celui du producteur Harry Saltzman, lequel est d’accord pour 50 000 dollars l’option sur une durée de six mois. Et de promettre 100 000 dollars par film, s’il est financé par un gros studio hollywoodien. Fleming accepte, se gardant bien de dire à Saltzman qu’il a déjà approché sans succès les patrons de majors californiennes. Car ces dernières, peu motivées par le personnage de James Bond – un héros anglais, quelle drôle d’idée ! -, exigent une star pour l’interpréter. Or aucune ne s’engagera pour une série de films au potentiel très aléatoire. Saltzman prend conscience de la difficulté de la tâche quand son projet, cinq mois plus tard, n’a toujours pas avancé d’un pouce. Il s’est pourtant démené, jusqu’à approcher Alfred Hitchcock pour la mise en scèneà En vain. Vingt-huit jours avant que les droits ne lui échappent, un scénariste lui souffle le nom d’un ami qui n’est autre queà Albert Broccoli. L’union fait la force, et, après avoir créé leur société Eon Productions (Eon pour  » Everything or Nothing « , tout ou rien, en français), les deux férus de 007 se rendent aux Etats-Unis où des responsables d’United Artists acceptent finalement, à peu de frais, de les suivre dans l’aventure.  » J’avais budgété le premier long-métrage à 1,1 million de dollars, racontera plus tard Albert Broccoli. Ils ont accepté à 1 million.  » Ce rendez-vous, le 29 juin 1961 donc, ne durera que quarante-cinq minutes, au terme desquelles United Artists signe un deal pour six films. A condition, bien entendu, que les premiers résultats soient prometteurs.

Mais bon, avant toute chose, il s’agit de le trouver, ce fameux James Bond. Il y a bien ce jeune premier britannique, un certain Roger Moore, mais il est trop jeune justement. Ou alors Patrick McGoohan, futur héros de la série culte Le Prisonnier, mais il est trop froid. Au rayon star, Cary Grant, témoin de Broccoli à son mariage, ferait bien l’affaire. Mais il ne veut pas. Et puis Broccoli se souvient d’un acteur qu’on lui a présenté un an auparavant, un Ecossais à la fois drôle et bourru nommé Sean Connery. Quand il en parle à son associé, Saltzman n’en revient pas : son ami Peter Hunt vient justement de lui suggérer de tester ce comédien ! Il n’y a pas de hasard. Du côté de Hollywood, on tique.  » C’est un diamant brut !  » assurent les producteurs.  » C’est un chauffeur routier !  » répondent les Américains. Surmotivé, Broccoli se bat bec et ongles pour imposer son choix :  » Il est anglais, sait aussi bien se servir de ses poings que Mike Hammer et Sam Spade [héros US de l’époque] et a l’agilité d’un chat.  » De guerre lasse, les exécutifs outre-Atlantique donnent leur feu vert.  » Dans le pire des cas, si le film ne marche pas, cela nous coûtera 1 million de dollars « , soufflera l’un d’eux.

Terence Young, lui, n’a aucun doute sur l’acteur.  » Les trois éléments majeurs de Dr. No sont Sean Connery, Sean Connery et Sean Connery.  » Le réalisateur prend l’acteur sous son aile, l’emmène chez son tailleur et oblige son protégé à dormir dans des costumes infroissables. Au bout de quelques nuits, le comédien est aussi à l’aise en smoking qu’en maillot de bain. Toute la confection de Dr. No, et de la saga James Bond, est à l’image de ce souci du détail. Rien n’est laissé au hasard, et chaque responsable de département travaille de façon obsessionnelle. La moindre décision fait l’objet de débats enflammés, avec des dilemmes surréalistes, comme oui ou non aux boutons de manchette pour Bond (ce sera non : trop compliqué à ôter).

Pas un bout de sein n’apparaît, tout est suggéré

Dans le genre facile à enlever, le Bikini blanc d’Ursula Andress, alias Honey dans Dr. No, ne créera pas le débat mais l’événement. A la fin des années 1950, les ligues de morale ont lâché la bride au cinéma. Marilyn Monroe et James Dean avaient ouvert une brèche. Dr. No va l’élargir. Pas un bout de sein n’apparaît, mais tout est dans le suggestif. Les poses lascives des femmes fatales qui émaillent le film provoqueront quelques émois, Broccoli et Saltzman en sont sûrsà Mais l’apparition d’Ursula Andress, alors âgée de 26 ans, ajoutée au charisme de Sean Connery et à l’efficacité de la mise en scène, conforte les producteurs dans leurs ambitions. Quand ils découvrent, au cours de l’été 1962, le film monté, ils soufflent. En cas d’échec financier, leur réputation est carbonisée auprès des studios hollywoodiens. N’ont-ils pas intimé à United Artists, tels des matamores, de commencer à faire de la publicité dès le printemps 1962 ? Sans grande conviction, la major envoie aux critiques de presse un kit de survie bondien : quelques livres de Ian Fleming, des photos, une fiche signalétique avec les goûts du héros (femmes, boissons, arme, etc.). Premiers pas d’un marketing désormais proche du matraquage.

Depuis la sortie de Dr. No, à l’automne 1962 en Grande-Bretagne et au printemps 1963 aux Etats-Unis, près de 4 milliards de spectateurs ont payé leur place pour voir un film avec James Bond. Celui-ci fêtera officiellement son 50e anniversaire le 26 octobre avec Skyfall, dernier-né de la série – Daniel Craig y interprétera 007. Il n’est plus question d’événement, mais de phénomène.

CHRISTOPHE CARRIÈRE

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