Halte à la barbarie

Deux peuples se déchirent et la paix mondiale est prise en otage. Il faut réagir d’urgence. De Tel-Aviv à Jénine, de l’Amérique au pétrole, un dossier pour comprendre

De la Méditerranée au Jourdain, la sauvagerie règne désormais sans limite ni partage. Au bord de la mer ou à Jérusalem, dans les autobus ou les centres commerciaux d’Israël, chacun se demande qui s’approche de lui: passant débonnaire ou kamikaze? La peur au quotidien (p. 50) est ponctuée par les scènes d’horreur que les télévisions diffusent en boucle, jusqu’à la nausée. Vues d’Europe, les victimes, habillées comme chez nous, paraissent familières. Cet homme décapité, gisant sur le trottoir, pourrait être mon frère. Cette femme au bras arraché ressemble à ma soeur. Et ce bébé déchiqueté, mort les yeux grands ouverts, pourrait être le mien. Plus de 400 Israéliens ont ainsi perdu la vie depuis dix-huit mois, dont une majorité de civils innocents, fauchés par les attentats terroristes des kamikazes palestiniens.

Civils innocents… Et les militaires, eux, sont-ils coupables de semer la mort à tout vent, de l’autre côté de cette « ligne verte » où leur fait face un peuple dépourvu de protection véritable? Ces soldats d’Israël sont de plus en plus nombreux à trouver la mort, eux aussi, entraînés dans cette guerre infâme par un gouvernement qui a perdu la tête après avoir vainement cherché un cap. Depuis la fin septembre 2000, quelque 1 300 Palestiniens sont morts sous leurs balles, leurs obus, roquettes et autres tirs de missiles. A l’heure qu’il est, ce bilan approximatif est sans doute déjà dépassé. De plus, il ne tient pas compte des autres victimes, incomparablement plus nombreuses. Blessés graves, mutilés, handicapés à vie, veuves, orphelins, sans-logis affamés: demain, ce sont des milliers et des milliers de familles qui demanderont vengeance contre la terreur d’Etat que leur inflige Israël.

Car la répression du soulèvement palestinien a franchi une étape nouvelle depuis le lancement de l’opération « Rempart de protection », à la fin du mois de mars. Villes éventrées, maisons écroulées sur leurs habitants, civils sans défense tués ou blessés par centaines, hôpitaux dévastés, blessés volontairement privés de soins, moribonds abandonnés dans leur sang puis laissés sans sépulture, bris de canalisations d’eau, coupure de câbles électriques, pillages et exactions… En lançant une offensive d’une telle ampleur contre un petit territoire sans armée, Israël ne pouvait ignorer que Tsahal se rendrait commettrait inévitablement un nombre élevé de crimes de guerre, au sens strictement juridique du terme. C’est aujourd’hui avéré. Et c’est plus que dramatique; c’est catastrophique.

Gouffre de haine

Par défaut d’intérêt, de vigilance, de courage et d’influence, la communauté internationale a laissé les protagonistes de ce conflit glisser dans un gouffre de violence et de haine dont il sera difficile de les extraire. Semaine après semaine, depuis près de deux ans, Le Vif/L’Express – comme d’autres observateurs – décrit les risques incalculables auxquels le conflit du Proche-Orient expose le reste du monde si ses protagonistes sont laissés seuls, face à face, dans leur mortelle étreinte. Nos craintes se confirment.

En revanche, nous craignons aujourd’hui de nous être montrés trop optimistes sur un point, le principal: la certitude d’une paix future, même si elle est temporairement différée. Le 6 octobre 2000, soit quelques jours après le début de la deuxième Intifada, nous écrivions: « La paix n’est pas mûre, mais elle régnera, un jour, au Proche-Orient. Cette perspective est certaine, aussi longtemps que les parties en cause resteront fidèles au principe global qui guide leurs pourparlers depuis le début des années 1990: la paix contre les territoires. » A l’appui de cet optimisme qui tranchait un peu sur la violence des premiers affrontements, nous évoquions les acquis engrangés au cours des années précédentes. « Acceptation d’Israël par les Arabes, acceptation d’un Etat palestinien par Israël: on le voit, le processus de paix a franchi des pas considérables, hors de portée il y a dix ans. Ces acquis sont irréversibles. Ils marqueront le point de départ de la dernière ligne droite des négociations, lorsque les coeurs seront apaisés et que les esprits auront mûri. »

La « catastrophe » selon Sharon

Dix-huit mois et 1 700 morts plus tard, cette confiance est quelque peu émoussée par le doute. Notre optimisme était, en effet, basé sur le postulat selon lequel Israël voulait vraiment faire la paix et acceptait d’en remplir les conditions. Mais est-ce encore le cas? Ariel Sharon, qui considère le processus de paix d’Oslo (lire notre chronologie des événements, p. 45) comme « la plus grande catastrophe de l’histoire d’Israël », n’avait de cesse que de l’enterrer. Il y est parvenu. Il accepterait, certes, un « Etat » palestinien. Mais il serait limité à des enclaves réparties sur moins de la moitié de la Cisjordanie. Il voudrait « la paix », mais refuse de démanteler ne fût-ce qu’une seule des colonies juives implantées illégalement dans les territoires occupés. Il demande à Arafat de prémunir Israël des kamikazes, mais il a détruit la quasi-totalité des infrastructures de l’Autorité palestinienne et bouclé son président dans une ruine éclairée à la bougie. Il veut que les Palestiniens mettent un terme à leur soulèvement, mais ne leur offre aucune perspective politique, ou simplement humaine, autre que l’enfermement dans des réduits territoriaux exigus, la destruction des logements et des cultures, les exécutions extrajudiciaires, l’étranglement économique, la famine, le déferlement récurrent de ses chars, les missiles de ses hélicoptères et les bombes de ses avions. Loin d’être ne fût-ce que « gelée », comme l’ont demandé les Américains eux-mêmes, la colonisation des territoires occupés se poursuit sans discontinuer. Et ceux qui ont vu les gigantesques chantiers routiers ouverts en Cisjordanie pour joindre les colonies juives en contournant les localités palestiniennes n’ont pas vraiment l’impression qu’Israël se prépare à évacuer, un jour, ce territoire qu’il appelle la « Judée-Samarie ».

D’où cette crainte qu’Israël n’ait jamais eu l’intention sincère d’appliquer le principe fondateur du processus de paix: la paix contre les territoires. Et qu’il préfère, contre toute évidence raisonnable, cultiver un rêve idéal: la paix et les territoires. Dans une telle hypothèse, l' »autonomie » partielle concédée aux Palestiniens ne l’aurait été que pour permettre à Tsahal de ne plus devoir assurer le maintien de l’ordre dans un certain nombre de localités réputées « difficiles », comme Gaza, Khan Younes, Jénine ou Naplouse…

Cette analyse pessimiste est, en tout cas, celle de l’immense majorité des Palestiniens. En témoigne cette plaisanterie qui circule actuellement dans les camps. Dieu, en visite sur terre, rencontre George W. Bush, en larmes. Il lui demande pourquoi:

– Parce que je crois que je n’arriverai jamais à gagner ma guerre contre le terrorisme…

– Rassure-toi, lui répond Dieu. Le terrorisme sera finalement vaincu… mais ce ne sera pas de ton vivant.

Le Tout-Puissant rencontre ensuite Yasser Arafat, tout aussi effondré, et s’enquiert de son tourment:

– Je ne parviens pas à obtenir la liberté pour mon peuple!

– T’en fais pas, les Palestiniens seront un jour indépendants, rassure Dieu. Mais ce ne sera pas de mon vivant!

L’ironie douce-amère des Palestiniens ne doit leurrer personne: contrairement à ce qu’espère Ariel Sharon, qui croyait savoir « comment s’y prendre avec eux », ils ne se résigneront pas. Dans un premier temps, la violence déchaînée et l’humiliation délibérée qu’ils subissent aujourd’hui n’aboutiront, hélas, qu’à multiplier les vocations au martyre dans les attentats-suicides. Des Israéliens, trop d’Israéliens, paieront chèrement, trop douloureusement, les conséquences de la politique suicidaire menée par un gouvernement qui ne croit qu’à la force.

Mais ce que les soldats d’Israël font et voient aujourd’hui dans les territoires occupés pourrait avoir, sur beaucoup d’entre eux, un effet salutaire. Demain, certains rejoindront, espérons-le, les rangs de plus en plus nombreux de ces réservistes qui refusent désormais de servir en Cisjordanie et à Gaza. Aujourd’hui, ces hommes courageux représentent l’honneur d’un pays qui n’avait jamais abaissé à ce point ses barrières morales.

Jacques Gevers

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