Hassan Blasim explore sans réserve la frontière du bien et du mal dans un Irak plombé par ses conflits. © PHILIPPE MATSAS/REPORTERS

Guerre et paix

Avec le recueil de nouvelles Cadavre Expo, l’auteur irakien exilé en Finlande Hassan Blasim transperce de poignards mémorables la peau des lettres et injecte humour noir et poésie dans le quotidien d’un pays meurtri par une violence continue. Rencontre.

Ce monde n’est qu’une vague histoire sanglante, une histoire dans laquelle nous sommes à la fois héros et assassins.  » Dans Cadavre Expo (1), Hassan Blasim malaxe sans réserve la frontière du bien et du mal. Ses quinze histoires à crocs s’enracinent dans un Irak plombé par ses conflits, mais mettent surtout au jour des tensions personnelles : un lapin qui a pondu un oeuf trompe la vigilance d’un espion en poste ; un homme en exil sous une identité trompeuse est pétri de cauchemars ; djinns et citoyens se relaient dans un trou sans issue. Autant de négociations fêlées avec l’absurde qui font de lui un auteur à découvrir… Il était dernièrement invité à Bruxelles, à Bozar, dans le cadre de la Chaire Mahmoud Darwich.

Je donne d’une certaine façon une voix à ceux qui n’en ont pas

Dans Cadavre Expo, la plupart de vos protagonistes oscillent entre la folie et l’esprit sain. Vous souhaitiez montrer combien cette frontière est ténue ?

Cela fait désormais plus de cent ans que les Irakiens vivent sous la coupe de la guerre. Quand on est trop longtemps confrontés à ça, il n’y a souvent plus de séparation entre les faits, la démence et l’imagination. Si chaque jour des voitures explosent, laissant mortes une vingtaine de personnes, on est en droit de se demander si c’est fictif ou réel. La violence généralisée est une véritable folie, pas juste une question de contexte irakien. J’essaie d’amener cela à un niveau plus universel. C’est la matière de nos vies, avec laquelle nous devons continuer. On me demande souvent comment j’ose faire de l’humour noir dans un tel contexte, mais c’est vital. Quand l’humanité atteint un tel niveau d’absurdité, il faut garder des sas pour les blagues.

Dans la nouvelle intitulée Le Chant des boucs, lorsque la radio Al-Dhakira (spécialisée en documentaires) organise un concours d’histoires vécues, des foules arrivent de tout le pays pour y participer. Nombre de vos personnages sont impatients de témoigner de leur histoire…

Quand vous vivez dans un pays en paix, personne n’a cette urgence. Si vous venez avec une caméra à Bruxelles, les passants éluderont votre demande d’entretien. Si vous faites ça en Irak, une centaine de personnes accourront pour témoigner du manque d’eau, des enfants qui sont kidnappés. Ils pensent que personne ne les entend. Je donne d’une certaine façon une voix à ceux qui n’en ont pas. Eux qui ne sont pas écrivains ne pourraient pas retracer ce qui se passe là-bas depuis une centaine d’années. Depuis les origines, on ne fait que raconter la même histoire. La paix et la guerre, circulant d’un endroit à l’autre, avec en filigrane le sexe, la solitude, la dépression, la violence. Je ne veux pas qu’on pense que j’amène mon vécu irakien spécifique au monde : pour moi, les histoires européennes de conflits ne sont en rien différentes. Je veux juste entonner ce chant de guerre et de paix d’une façon qui est la mienne, avec mon savoir-faire. Je laisse le témoignage pur aux médias.

Guerre et paix

Est-ce que le fait d’écrire depuis l’étranger vous a donné la bonne distance pour envisager votre culture avec un oeil différent ?

Evidemment ! Beaucoup se lamentent de leur exil mais, dans certains contextes, on peut parfois considérer que c’est une vraie chance de quitter son pays pour voir le monde avec une autre loupe. J’ai traversé l’Europe à pied pendant plusieurs années, vivant sans chez-moi. Je ne prétendrai jamais que c’était paradisiaque, mais en tant qu’écrivain, c’était une bonne chose. J’ai l’intention d’un jour parler de cette expérience : mes amis m’y poussent. Mais ça n’est pas encore le bon moment.

Votre travail a d’abord été connu par le biais de l’anglais, qui n’est pas votre langue maternelle. Vos deux recueils (2) traduits de l’arabe ont obtenu le prix English PEN Writers in Translation et le second s’est distingué pour l’Independent Foreign Fiction Prize en 2014…

J’avais d’abord envoyé mes nouvelles à une vingtaine d’éditeurs du monde arabe, mais ils ne voulaient pas les publier. C’était de la censure : il y avait trop de langage grossier à leur goût. Ils m’ont accusé de faire subir à l’arabe ce que James Joyce avait fait à l’anglais. J’ai envie de métamorphoser la langue. J’utilise le parler de la rue, je brise l’arabe classique : je trouve que les mots s’y trouvent prisonniers. On parle de la beauté de l’arabe classique, de ses règles, mais selon moi, chaque niveau de langage possède son propre éclat et ses codes !

C’était important de vous extraire de ce carcan ?

Dans les pays arabes, il y a énormément de tabous classiques : la religion, le sexe, la politique. Mais au-delà de ça, bien peu d’auteurs que je lisais quand j’étais jeune tentaient une aventure avec la langue. Or, il y a une différence énorme entre la norme officielle et ce qui s’entend dans la rue. Si vous vous mettez à parler comme les écrivains au quotidien, on se moquera de vous, on dira que vous parlez comme le prophète Mahomet. Si on se mettait à vraiment écrire de façon libre dans nos pays, 90 % des auteurs finiraient en prison. Une fois que j’ai fui l’Irak et suis arrivé en Finlande, j’ai pu me montrer direct, honnête, pas effrayé par une quelconque forme de censure. Et enfin m’exprimer comme je l’entendais.

La presse anglaise a parlé de vous comme du Kafka irakien, comme d’un Borges mâtiné de Poe. Comment réagissez-vous à ces étiquettes ?

J’ai une opinion tranchée à ce sujet. Bien sûr, c’est flatteur d’être comparé à ces immenses écrivains. Mais le problème, c’est que ces critiques ne connaissent pas de littérature d’Afrique, d’Asie, du Moyen-Orient, donc ils se contentent de vous comparer avec des figures occidentales. Vous créez des icônes, mais aucune n’a un vécu proche du nôtre. Vous vous étonnez si nous ne connaissons pas Tom Waits, mais vous êtes incapables de citer un musicien arabe ou un peintre asiatique. Quand on me rapproche de ces auteurs, c’est aussi une façon d’asseoir des valeurs culturelles internes, donc une faiblesse pas une force. Nous sommes aussi le monde, mais trouverez-vous un auteur du Ghana ou du Bangladesh à un festival de littérature internationale ? Nous devons vraiment traduire davantage de diversité.

(1) Cadavre Expo, par Hassan Blasim, trad. de l’arabe par Emmanuel Varlet, éd. Seuil, 2017, 224 p. Le volume reprend l’intégralité du recueil The Corpse Exhibition (Comma Press, 2009) plus Le Coprophage, tirée du recueil The Iraqi Christ (Comma Press, 2013).

(2) The Madman of Freedom Square, trad. de l’arabe par Jonathan Wright, éd. Comma Press, 2009 et The Iraqi Christ, trad. de l’arabe par Jonathan Wright, éd. Comma Press, 2013.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire