© frédéric raevens

Grandeur et décadence d’un roi

Pour ceux qui l’ont vue à l’époque, la scène est restée comme un événement marquant du xxe siècle. La mort du dictateur Franco en 1975 a consacré la restauration de la monarchie, et par la volonté du jeune roi Juan Carlos Ier, le rétablissement de la démocratie représentative. L’Espagne s’ouvre, offrant une nouvelle destination de vacances aux Européens. Mais l’édifice est encore fragile. Le 23 février 1981, à 18 h 21, un lieutenant-colonel de la Guardia Civil, Antonio Tejero, fait irruption avec quelques hommes dans le Congrès des députés appelé à voter l’investiture du Premier ministre de centre-droit Adolfo Suarez. Un général de division de l’armée de terre et vice-président du gouvernement enjoint le putschiste de se rendre. Des tirs s’ensuivent. L’assemblée démocratique est l’épicentre d’une tentative de coup d’Etat. Des tractations sont engagées. Leur issue dépendra de l’attitude du souverain. A 1 heure du matin, Juan Carlos, en uniforme de capitaine général des armées, déclare solennellement s’opposer au putsch et défendre la Constitution. Le pronunciamento est étouffé dans l’oeuf. Pour longtemps, le monarque espagnol fait figure de héros.

L’affaire Juan Carlos est emblématique de la régression de nos démocraties.

Quel contraste entre l’acteur principal de ces heures glorieuses et le Juan Carlos annonçant, le lundi 3 août, son exil après dix années de scandales à répétition. Comment le lien qu’il avait su nouer avec sa population de façon intime a-t-il pu se déliter aussi profondément ? Au point de penser qu’en optant aujourd’hui pour la fuite devant les enquêtes judiciaires qui l’assaillent, il rend, comme il l’a écrit pour la justifier,  » le meilleur service aux Espagnols, à leurs institutions « , et à son fils qui lui a succédé en 2014, Felipe VI ?

Cette déconnexion avec les réalités de ses con- citoyens s’était déjà exprimée en 2012 quand il avait été surpris à participer à un safari de grand luxe au Botswana alors que nombre d’entre eux encaissaient dans la douleur les conséquences de la crise financière subie quatre ans plus tôt. Depuis, la révélation de l’existence de fondations au Panama et au Liechtenstein à des fins suspectées d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent de la corruption a ajouté la possibilité du crime à l’accusation de mépris et creusé un peu plus le fossé avec le peuple.

L’affaire pourrait être réduite par certains aux dérives isolées d’un vieux monsieur habité, comme l’a décrit un enquêteur espagnol, par  » l’impunité psychologique de celui qui a toujours fait ce qu’il voulait « . Elle est en fait emblématique de la régression de nos démocraties et des maux qui attisent le plus la défiance de la population envers toutes les institutions : la fraude fiscale, la corruption et l’impunité présumée des nantis quand les deux premières ne sont pas suffisamment combattues par les gouvernements. En l’occurrence, la corruption s’est exercée dans le cadre des relations particulières nouées avec la famille royale saoudienne, peu avide de pluralisme, ce qui n’est pas anodin. Dans la confrontation engagée aujourd’hui pour l’hégémonie idéologique mondiale entre les démocraties occidentales et les pouvoirs autoritaires, se résoudre à laisser les Juan Carlos impunis ne fera que grossir les rangs de ceux qui finiront en désespoir de cause par être séduits par les seconds, Chine, Russie… Au prix de nos libertés.

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