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Stephan Eicher: Grand Petit Suisse

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Incarnation romanesque d’une chanson européenne insulaire, Stephan Eicher revient de loin. Ex-punk, ex-star des hit-parades, l’éternel nomade bernois a traversé galères, gloire et pièges en trente ans de parcours sans pareil. Mais il est toujours debout. Sortant même aujourd’hui vainqueur artistique d’un bras de fer avec le géant Universal.

Depuis la parution d’un premier album à la toute fin de l’année 1980, Spielt Noise Boys, le caméléon Eicher a tour à tour été kid punk, expérimentateur electro, songwriter sous perfusion américaine, vedette manifeste, faiseur de hits, performer audacieux, crooner et aventurier. Couronné chez nous par un Forest National triomphal en 1994. Collaborant avec les écrivains Martin Suter et Philippe Djian, jouant avec des pointures de studio à la Manu Katché, partageant les scènes avec des automates, des tziganes et même une ronronnante fanfare composée de réfugiés de l’ex-Yougoslavie. Artiste multiple et fractionné donc. Frondeur mais jamais traître à ses convictions de chercheur-voyageur. La preuve avec son reflet qu’il analyse ainsi :  » Il y a des moments où je me croise devant un miroir et je m’interroge : « C’est qui, lui ? » Et je me demande comment tout ça a été possible. Mais ça reste séduisant et j’adore ma vie.  » Homeless Songs n’est pas seulement le nouvel album scintillant de Stephan Eicher présenté ce 9 décembre au Cirque royal, à Bruxelles (1), mais aussi une revanche sur l’un de ces scénarios chéris par le disque international – Universal en l’occurence – prenant l’artiste en otage.

Déjeuner en paix, sur un texte de Philippe Djian. Sans doute la rencontre artistique de sa vie.

épisode 1 Où il découvre que son père et ses oncles parlaient une langue inconnue

 » J’ai 9 ou 10 ans et je ne dors pas parce que mon père et ses frères sont en bas dans la cuisine. Ils boivent et ça gueule. Je descends et tout à coup, j’entends ce langage très guttural dont je ne comprends pas un mot. C’est quoi ce truc ?  » Un demi-siècle plus tard, Eicher raconte comment il découvre que du côté du père, il y a donc des racines yéniches, groupe semi-nomade disséminé en Europe centrale. Eicher ne parle pas le dialecte mais continue, au fil des décennies, à être abordé par les yéniches comme s’il en était un parfait locuteur.  » Je prononce deux ou trois mots avec un accent parfait, comme en russe. J’ai d’ailleurs fait une chanson en russe, inédite jusqu’ici, qui dit « Je suis si triste de ne pas parler russe. » (rires) Plus sérieusement : le langage, c’est vraiment l’identité.  »

Né en 1960, Eicher est le fils d'un père féru de musique et d'une mère
Né en 1960, Eicher est le fils d’un père féru de musique et d’une mère  » suisse et bourgeoise « .© collection particulière

Né le 17 août 1960 à Münchenbuchsee, dix mille âmes dans le canton de Berne, Eicher est donc le fils d’un père violoniste-contrebassiste-accordéoniste, gérant un magasin de radio-télévision, et d’une mère  » suisse et bourgeoise  » aux ascendances juives allemandes. Celles d’une famille arrivée en Suisse  » vers le xviiie siècle  » et convertie au protestantisme, prospérant en élevant vaches et chevaux.  » Ma mère n’est pas aristocrate mais si vous la rencontriez aujourd’hui, vous verriez qu’elle est toujours très distinguée alors que mon père, toujours en vie lui aussi, est un voleur de poules « , rigole Eicher. Parenté hybride de trois frères où Stephan partage la chambre de l’aîné, Eric, amateur de folk-rock-song et futur avocat. Du coup, le voilà embarqué dans la filière Dylan-Cohen-Lou Reed, en même temps que celle des écrivains américains à la John Fante ou Raymond Carver.  » Par après, politiquement, je suis devenu critique envers l’Amérique : ils ont détruit nos villes, les médias ont changé, et puis, je me demande s’il fallait vraiment choisir le capitalisme américain et la déracinisation des peuples. Au fond, le langage qui allait me motiver, c’était celui de Woody Guthrie et de Robert Frank (NDLR : photographe américain d’origine suisse). Davantage que celui des Beatles ou des Stones.  »

A l’école, Eicher, c’est le glandu du radiateur du fond de classe. C’est là que le punk de Patti Smith arrive au mitan des années 1970. Choc, stupéfaction, séduction : Stephan a 16 ans et fugue pour voir la chanteuse américaine à Hambourg.  » En fait, je ne m’en rappelle pas très bien parce que j’étais très saoul (rires). Mais Patti Smith était une façon de briser ce qui était prévu. J’étais inscrit dans le plus court apprentissage possible, celui de serveur (sourire), mais pas plus celui-là que les autres n’a fonctionné ! Mes parents n’en pouvaient plus, d’autant que j’ai quitté la formation après… trois heures de cours. J’ai pris le train pour l’Allemagne et ça a été la rupture. Je savais très fort ce que je ne voulais pas.  »

épisode 2 Où il appelle ses parents après sept ans de silence et de distance

Eicher ne reste pas à Hambourg mais repart en Suisse pour trois années d’étude du cinéma à l’Art fur F, école d’art de Zürich. Diplôme d’artiste officieux en poche, il prévoit d’aller polir ses talents à la Kunstschule de Hambourg lorsqu’un premier projet musical rattrape son drôle de destin. Embarqué dans l’electropop de Grauzone avec son autre frère, Martin, Stephan rencontre son premier quart d’heure de minigloire, tout début des années 1980, avec le titre Eisbär. L’époque est chaude et anar : le jeune artiste passe quelques mois à Bologne à programmer des chansons sur une radio féministe. Et puis la roue tourne, politique, engagée, viscérale : Eicher ne se sent pas partie prenante de ce qu’annonce la contre-culture italienne et la voie extrême des Brigades rouges. Il repart, encore, cette fois-ci vers son propre biotope musical. Un album solo titré Les Chansons bleues expose son univers perso : on est en 1983 et l’année suivante, Eicher devient père d’un garçon prénommé Carlo.  » Après sept ans sans contact avec mes parents, je les ai appelés pour leur dire que mon fils était né. J’étais à Lucerne, est-ce qu’ils pouvaient venir ? Ils m’ont dit, oui, on arrive. C’était violent mais il a fallu que je devienne père pour renouer, même si je savais qu’on avait la même odeur, moi et mes parents. Avec lesquels on est allés manger une pizza. Oui, c’est une famille un peu bizarre.  »

Stephan Eicher: Grand Petit Suisse
© collection particulière

Stephan parle avec pudeur de sa généalogie, de ses deux frères et puis d’un second fils, né au début des années 2000 lorsque le chanteur emménage à Bruxelles avec sa femme, Sandrine, belge, originaire de Binche.  » Elle n’y a pas vécu longtemps mais c’est comme pour moi et Berne, ça reste. On a vécu rue de l’Abbaye (NDLR : dans la commune d’Ixelles), pas loin des studios ICP où je passais sans doute un mois chaque année. J’adorais la ville mais madame trouvait qu’il y avait trop de cumulus sur Bruxelles.  » Par le hasard de son amie Sophie Calle, qui habite le sud de la France, Eicher et sa femme visitent la Camargue. Coup de foudre et déménagement dans une maison qui donne sur la verdure, pas loin des équidés sauvages.  » Ça fait treize ans qu’on est là et maintenant, madame voudrait aller dans les montagnes, en Suisse.  »

épisode 3 Où il est très loin d’aller caresser le chien de Michel Drucker le dimanche après-midi

Un après-midi d’octobre 2019, Stephan Eicher écourte son séjour à Bruxelles où il enchaîne les interviews. Le mal de dos, celui qui le force à annuler des concerts à l’été-automne 2018 pour cause d’hernie discale – mais aussi de somatisation – s’est invité au débotté, distillant l’insidieuse douleur. Stephan s’excuse et reprend le Thalys vers Paris. Au téléphone, quelques jours plus tard, durant une heure trente, depuis sa maison de Camargue, il parle avec énergie tout en roulant toujours un peu ses r. Souvenirs du patois bernois qui le berce toujours.

Pour comprendre le dos et le reste, l’histoire est d’abord discographique, celle des rapports d’Eicher avec Barclay. Label fondé par l’impresario Eddie du même nom, il glisse fin des années 1970 vers la compagnie Phonogram avant d’être fondu au sein de la multinationale Universal. Eicher est signé chez Barclay en 1983 par Philippe Constantin. Un découvreur de talents totalement atypique, qui a fait prépa à la prestigieuse HEC (Ecole des hautes études commerciales) à Paris mais s’intéresse davantage à la musique qu’au commerce, embauchant en cours de carrière les Rita Mitsouko, Daho, Bashung ou Noir Désir. Une certaine idée du flair.  » C’était assez étonnant, confie Eicher. Constantin voulait faire quelque chose d’un chanteur maladroit avec un grand accent en français, qui faisait des morceaux dans trois langues (quatre si on ajoute le bernois à l’anglais, au français et à l’allemand), au début seul en scène entouré de machines. Et dans le contrat, Monsieur Constantin avait mis un cadeau : si un jour, je vendais beaucoup de disques, je deviendrais propriétaire des masters de mes chansons, c’est-à-dire des bandes originales dont je pourrais alors disposer à ma guise. Ce qui n’arrive quasi jamais quand vous signez ce genre de contrat.  »

Au Jazz Festival de Montreux, en 1986.
Au Jazz Festival de Montreux, en 1986.  » Faudrait que l’Europe se suissifie, plutôt que le contraire. « © ullstein bild/getty images

D’autant moins qu’au début des années 1980, le pari de la célébrité est incertain : Eicher a certes une belle gueule et des chansons talentueuses, mais le plus probable des scénarios futurs est qu’il devienne une sorte d’étoile underground de l’electropop. Ce qui veut dire loin de pouvoir caresser le chien de Michel Drucker sur les plateaux du dimanche après-midi télé. L’avant-succès, c’est par exemple lorsque Stephan se produit aux fameux Bains-Douches parisiens :  » Il devait y avoir huit personnes dont l’assistante de Madonna qui souhaitait manger calmement.  » Dîner en paix donc.

Mais Eicher n’est pas seul dans l’aventure : dès 1983, il est managé par un autre suisse, Martin Hess. De douze ans son aîné, il sera son Colonel Parker, un monsieur 50 % volontiers arrogant, hargneux en affaires, parfois tenté par la folie des grandeurs, mais doué d’un sens artistique viscéral intégralement dédié à son poulain. C’est lui qui conseille, au tout début des années 1990, d’enregistrer dans le grandiose décor un rien suranné du Kursaal d’Engelberg, au centre de la Suisse : le frère de Martin y tient un hôtel voisin. Le décor mi-chic, mi-vintage reconstitué en studio top équipé, va créer un album multilingue aux invités prestigieux : tout y semble triomphal, y compris Déjeuner en paix, irrésistible morceau composé par Stephan sur un texte de Philippe Djian. Sans doute la rencontre artistique de sa vie.

épisode 4 Où la caméra a foiré et où tout s’est dégelé avec Djian

 » Pour l’émission télé Rapido, que j’animais et produisais alors, je voulais faire un portrait de Philippe Djian, nous confie, depuis Paris, Antoine de Caunes. Comme invité musical, initialement, il voulait avoir Leonard Cohen qui était indisponible. Djian choisit alors Stephan Eicher.  » On est en 1987, à Biarritz. Le tournage s’étale sur trois jours.  » Puis, dans l’avion de retour vers Paris, le cameraman s’est décomposé : il n’y avait aucune image sur les cassettes.  » Seule solution : retourner !  » Ce qui a eu un avantage : comme Djian et Eicher sont des taiseux un peu timides, ils se sont alors détendus et il y a eu un coup de foudre entre eux.  »

je veux toucher le public avec de belles choses.

Dans cette seconde partie des années 1980, Eicher a déjà décroché le tube Combien de temps, coécrit avec la comédienne Corinne Dacla. Mais la collaboration démarrée dans la foulée de Rapido avec l’écrivain Djian – auteur d’un 37°2 le matin adapté en carton ciné par Jean-Jacques Beineix – s’insère dans la longueur, fraternelle et créative. Djian en explique la chimie :  » On s’est rencontré à un moment où on était jeunes (NDLR : Djian est né en 1949), on avait un peu la rage et beaucoup d’énergie avec des textes comme Des hauts et des bas. Nos deux personnalités se sont bien accordées. On s’est épaulé peut-être pour sortir un troisième personnage, un Djian-Eicher. Ce sont des émotions d’entendre ses chansons devant 3 000 ou 4 000 personnes et c’est un cadeau que Stephan m’a fait.  »

En 2018 et 2019, Stephan Eicher se produit avec le Traktorkestar Orchestra, une fanfare pétaradante composée d'ex-yougoslaves immigrés en Suisse.
En 2018 et 2019, Stephan Eicher se produit avec le Traktorkestar Orchestra, une fanfare pétaradante composée d’ex-yougoslaves immigrés en Suisse.© Edmond Sadaka Edmond/isopix

La méthode entre les deux hommes, parfois séparés par la géographie – Djian a vécu plusieurs années à Boston – est immuable : dès qu’Eicher a des musiques, il les envoie à Djian, qui ne les attend pas pour lui faire parvenir des textes. Assez loin d’une parité traditionnelle. Djian :  » Stephan est la seule personne qui soit venue me voir quand j’habitais aux Etats-Unis. Stephan, c’est l’amitié, c’est pour ça que je n’écris pas pour d’autres : je ne suis pas parolier, je fais des textes pour quelqu’un que j’aime. Stephan est comme moi : il n’a pas forcément beaucoup de rapports avec les gens de son milieu. Sa meilleure copine, c’est Sophie Calle. Il est toujours en recherche de quelque chose. Son côté suisse, c’est qu’il voit ses musiques, entre autres, comme un mécanisme de montre où il y a une infinité de petites pièces : c’est compliqué mais quand ça fonctionne, c’est très léger.  » Le côté Helvète – underground, comme chantait Bashung -, Eicher le reconnaît à sa façon, amateur de la démocratie directe de son pays, même s’il en est aussi le premier critique :  » Faudrait que l’Europe se suissifie, plutôt que le contraire.  »

épisode 5 Où il comprend qu’on préfère le détruire plutôt qu’il n’aille ailleurs

Engelberg, sixième album sorti en juin 1991, se vend à 1,5 million d’exemplaires, score énormissime qui place Eicher dans la catégorie des Goldman ou Cabrel. Signé chez Barclay, le chanteur suisse file pour un interlude de quelques disques chez Virgin et puis en 2005, resigne une seconde fois sur le label d’Universal. Eicher est dans son hôtel favori de Zürich, le 6 décembre 2014, lorsqu’il y reçoit un recommandé :  » Barclay et ses avocats m’annoncent alors que je dois livrer un album en 2015. Parmi la vingtaine de points qui avaient changé par rapport à mon premier contrat, il y avait le budget d’enregistrement du prochain disque, diminué de 60 %… Si j’avais encore eu Martin Hess comme manager, ça aurait pu être différent, mais comme il me l’avait annoncé bien à l’avance, il avait voulu arrêter le métier à 50 ans, et donc on s’est quitté à l’aube de l’an 2000.  »

La lettre secoue Eicher même si les rapports ne sont plus vraiment au beau fixe avec son label depuis environ deux ans.  » Taquineur « , il va l’être en livrant à sa firme un album diminué de 60 %, soit un disque d’une durée de… douze minutes, les chansons étant collées ensemble de façon à ce qu’elles soient inséparables.  » Et c’est là que les emmerdements ont commencé. Universal m’a fait comprendre qu’ils avaient beaucoup d’artistes et beaucoup d’argent, et que si je ne sortais plus jamais de disques, les fans allaient être tristes mais que pour eux, ce n’était pas très grave « , lâche Stephan en se rappelant aussi qu’après avoir été viré, le boss d’Universal, Pascal Nègre, laisse le douze minutes sur son bureau, cadeau de bienvenue à son successeur.  » Mon album Engelberg a été le premier disque vendu à plus d’un million d’exemplaires de Nègre comme patron, ce qui a établi entre nous un lien un peu fraternel quoiqu’un rien bizarre. Avant son départ, il m’a emmené déjeuner et m’a dit que les chanteurs étaient comme des trophées, rajoutant : « On préfère te détruire plutôt que tu n’ailles ailleurs. » S’il avait dit ça avec un accent sicilien…  »

Stephan Eicher: Grand Petit Suisse

Les rapports avec Barclay/Universal s’enlisent et la santé de Stephan aussi :  » J’en suis devenu malade, j’ai dû annuler des concerts pour cause de mal de dos. Et puis, à un moment, je n’ai plus pu bouger et on m’a mis dans des machines. Cette histoire ruinait mon compte en banque et ma santé. Et moi je voulais chanter, j’avais compris leur message.  » Stephan se soigne comme il peut et repart en tournée, sans contractuellement pouvoir jouer de nouvelles chansons. Toujours en recherche de territoires inexplorés, il se produit avec des automates et puis refait une partie de son répertoire avec une fanfare pétaradante, le Traktorkestar Orchestra, composé d’ex-yougoslaves immigrés en Suisse.

C’est là qu’un coup que n’aurait pas désavoué le scénario le plus boulevardier se produit. Stephan rencontre Stéphane Espinosa, ancien attaché de presse chez Virgin France.  » Un gars qui vient de l’école artistique et puis qui sort les plans Excel, pas l’inverse, s’enthousiame Eicher séduit par la proposition qui lui est faite de signer chez Polydor, un autre sous-label… d’Universal. J’ai juste changé d’étage « , rigole-t-il en concluant, provisoirement, ce feuilleton de vie :  » Je ne suis pas fâché mais triste de cet épisode parce que je veux toucher le public avec de belles choses. Vous ne devenez pas artiste si vous n’avez pas de problèmes avec la réalité, l’industrie le sait et l’utilise. Elle vous séduit. Et Homeless Songs, c’est un peu la réponse trouvée face à tout ce qui m’est arrivé ces dernières années… « 

(1) Homeless Songs chez Universal. En concert le 9 décembre au Cirque royal, à Bruxelles. www.stephan-eicher.com

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