GOUVERNEMENT MINÉ, BRUXELLES COULÉ

Un mois après les attaques, l’exécutif Michel est affaibli, la société belge plus divisée que jamais, mais apathique. Et la capitale est en train de mourir à petit feu.

Les larmes ont séché. Place au doute, à la colère et aux divisions. Un mois après les attentats de Bruxelles, le monde politique belge est secoué par leur onde de choc.  » Il y aura un avant et un après… « , proclamait le Premier ministre, la voix étranglée, le soir même de ces attaques qui ont coûté la vie à trente-deux personnes. Il ne croyait pas si bien dire : une démission acceptée et deux autres refusées, une commission d’enquête parlementaire, des polémiques en pagaille, une capitale qui crie au secours. Mais le plus inquiétant dans tout cela, c’est peut-être que le pays semble s’enfoncer dans une forme de léthargie démocratique.

1. Le gouvernement fédéral est fragilisé

 » Généralement, après un drame comme celui des attentats de Bruxelles, le climat est à l’unité nationale et à la mise en place de mesures pour renforcer la sécurité, difficiles à contester, souligne Jean-Benoit Pilet, président du Centre d’étude de la vie politique (Cevipol) de l’ULB. Ce fut le cas chez nous après les attaques parisiennes contre Charlie Hebdo, en janvier 2015, ou contre le Bataclan, en novembre de la même année.  » Pas cette fois-ci : deux jours après le drame du 22 mars, tout a volé en éclats en raison de possibles manquements constatés dans les enquêtes sur les kamikazes de l’aéroport et de la station Maelbeek.

La démission refusée des ministres de l’Intérieur, Jan Jambon (N-VA), et de la Justice, Koen Geens (CD&V), a installé un autre climat politique, tendu. Laurette Onkelinx, cheffe de groupe PS, dira d’eux, à chaud, qu’ils ont  » cassé le deuil national « . C’est finalement le maillon faible de l’équipe Michel, Jacqueline Galant, ministre de la Mobilité, qui paiera le prix de ce contexte délétère, forcée de démissionner le vendredi 15 avril.  » Le gouvernement fédéral est indiscutablement fragilisé mais, pour l’instant, par des critiques relatives à sa gestion de la sécurité, prolonge Jean-Benoit Pilet. Il n’y a pas encore eu de remise en question du fond des politiques menées. Or, cela a eu lieu dans tous les pays touchés par des attentats. Comme en France où des débats ont eu lieu au sujet de l’état d’urgence ou de la déchéance de la nationalité. Chez nous, cela pourrait avoir lieu sur les possibilités d’écoutes élargies, sur le PNR (Passenger Name Record) ou sur l’intensification des bombardements en Syrie.  »

La commission d’enquête parlementaire sur les attentats, qui vient d’entamer ses travaux, pourrait provoquer une remise en question plus large. La majorité fédérale a certes veillé à garder la main en nommant à sa présidence l’ancien ministre de l’Intérieur, Patrick Dewael (Open VLD). Mais un grand déballage n’est pas à exclure, estime le politologue :  » Si le Parlement a perdu de son pouvoir en matière de production législative, il a en revanche repris du poil de la bête en termes de contrôle a posteriori. L’exemple de la commission Dutroux est dans toutes les mémoires. Il est vrai que c’était alors un membre de l’opposition (NDLR : Marc Verwilghen, Open VLD) qui la présidait, mais c’est souvent l’occasion pour des parlementaires de se montrer. Toute la question est de savoir s’ils respecteront la discipline de parti.  » Patrick Dewael, lui, pointe déjà des similitudes avec l’affaire Dutroux :  » C’était une autre forme de criminalité, mais il s’agissait aussi d’informations qui n’étaient pas partagées entre différents services de police. Il se peut qu’on soit reparti vers une culture où on garde les infos pour soi.  »

La commission Dutroux avait par ailleurs un objet plus clair, qui ne concernait que la police et la justice. Cette fois, cela pourrait concerner tous les niveaux de pouvoir et créer de nouvelles tensions entre la majorité fédérale et les majorités PS-CDH-FDF en Wallonie et à Bruxelles. Avec des travaux programmés jusqu’aux vacances, c’est une source potentielle de turbulences permanentes. Et de polarisation politique exacerbée.

2. La société est plus divisée que jamais

 » Une partie significative de la communauté musulmane a dansé à l’occasion des attentats.  » Ou encore :  » Les terroristes, on peut les arrêter, les écarter de la société, mais ils ne sont qu’une pustule. En dessous se trouve un cancer beaucoup plus difficile à traiter.  » Il a suffi de quelques phrases lancées au détour d’une interview du vice-Premier Jan Jambon au Standaard, samedi 16 avril, pour que la N-VA relance une nouvelle fois une polémique sur l’échec de l’intégration, régulièrement alimentée par son président, Bart De Wever. Une stratégie qui s’explique aussi par les craintes des nationalistes de reperdre une partie de l’électorat capturé en 2014 au Vlaams Belang.  » Le ministre de l’Intérieur belge copie-t-il Donald Trump ? « , s’interroge le Wall Street Journal. Adepte des déclarations fortes, le candidat à l’investiture républicaine a prôné  » l’arrêt total et complet de l’immigration musulmane aux Etats-Unis « .

A la clé ? Un recadrage prudent du Premier ministre, des critiques furieuses de l’opposition francophone PS-CDH-Ecolo, un débat parlementaire et plusieurs menaces de plaintes pour incitation à la haine. Et surtout, le retour d’un débat aux positions sans nuances.  » Les déclarations de Jambon constituent le dernier échelon de l’islamophobie érigée en norme du discours au plus haut niveau de l’Etat, s’indigne Corinne Torrekens, chercheuse spécialiste de l’islam à l’ULB. L’islamophobie, c’est instrumentaliser la peur de l’islam à des fins électorales. Pas étonnant que Jambon use de la métaphore du cancer puisqu’il s’agit de diffuser l’idée qu’une partie du corps social est « malade » et donc « problématique » parce que trop différent. Cette islamophobie politique se diffuse l’air de rien, sans argument, sans fait précis.  »

Dans les rangs de la N-VA, plusieurs députés trouvent  » ahurissantes  » ces critiques faites à l’encontre du ministre de l’Intérieur.  » Proportionnellement, la Belgique compte le plus grand nombre de combattants en Syrie, mais ne dites pas que c’est une part significative « , ironise le site Doorbraak, organe du mouvement nationaliste flamand.  » Peut-on attendre un sens des responsabilités de la part des personnes étrangères ou est-on encore en train de stigmatiser en disant cela ? « , s’interroge Liesbeth Homans (N-VA), vice-ministre-présidente du gouvernement flamand, en se déclarant  » lasse que l’on considère les Flamands comme des racistes « .  » Nous devons chercher en profondeur les causes du radicalisme, mais la réussite de cette mission dépend du talent que nous mettrons à ne pas généraliser, ni stigmatiser « , recadre Gwendolyn Rutten, présidente de l’Open VLD. Ambiance au sein de la majorité dirigée par Charles Michel.

 » On a l’impression que la polarisation de la politique belge a lieu au sein même du gouvernement fédéral, acquiesce le politologue Jean-Benoit Pilet. La N-VA adopte un positionnement de droite radicale populiste, ce qui n’est vraiment pas le cas du CD&V ou de l’Open VLD. Le MR, lui, se situe entre les deux. Charles Michel est coincé par les positions au sein de sa majorité, et son parti par l’écart entre la ligne plus dure d’un Destexhe et celle de voix plus modérées à Bruxelles.  » Le MR, qui profitait jusqu’ici des propos musclés de la N-VA pour séduire une frange de son électorat, commence à vaciller sous le poids de ce que l’opposition francophone qualifie de  » pacte du diable « .

3. La capitale est en train de mourir

 » Bruxelles est en train de mourir.  » Les mots sont de Lionel Rigolet, chef du restaurant doublement étoilé Comme chez soi, une institution de la capitale, qui a pour la première fois mis une partie de son personnel au chômage technique. Dans tout le centre-ville, les cris d’alarme se multiplient, résultat d’une série noire entamée fin de l’année dernière.  » Le piétonnier est une catastrophe, la fermeture des tunnels une bérézina et les soucis en matière de sécurité achèvent de ruiner notre économie, souligne Olivier Willocx, administrateur-délégué de Beci, le patronat de la capitale. L’impact du lockdown de novembre avait été désastreux, mais on pouvait encore rattraper les dégâts. Ici, c’est irrévocable.  »

Les chiffres qu’il est en train de récolter sont particulièrement préoccupants :  » A vue de nez, on se trouve dans l’hypothèse de deux mille faillites en plus par rapport à la situation normale. Il y a le risque de voir disparaître quelque 10 000 emplois. Et l’on dépassera le milliard d’euros de pertes !  » Des experts pronostiquent la nécessité de laisser une partie des entreprises bruxelloises fermer leurs portes, dans l’Horeca notamment, afin de réduire l’offre face à une demande en souffrance. Un suicide. Traduction : il faut désormais sauver ce qui peut l’être.

 » Il y a un problème de gouvernance ! « , dénonce Olivier Willocx, en critiquant le fait que le tunnel Stéphanie  » ne sera pas rouvert le 15 mai comme promis « . Le patron des patrons attaque le bourgmestre de la ville de Bruxelles :  » La colère gronde, les commerçants ont le sentiment d’être abandonnés. Yvan Mayeur est dans le déni permanent et cela exaspère, légitimement. Mais la guérilla s’organise. La plupart des politiques n’osent d’ailleurs plus se présenter dans la zone du piétonnier parce qu’ils se font insulter.  » Le bourgmestre socialiste s’est vu refuser l’entrée d’un restaurant gastronomique du pentagone, Cécilia, en raison de sa position dogmatique.

 » Bien sûr, tout est de la faute du piétonnier « , ironise Yvan Mayeur. Au Vif/L’Express, il exprime son indignation au sujet des propos d’Olivier Willocx :  » Je trouve ses propos manipulateurs, nuisibles et malveillants. Ce dont on a besoin, ce n’est pas de telles polémiques, mais bien de tenir un langage positif pour soutenir l’activité.  » Le bourgmestre de la ville de Bruxelles reconnaît que la situation est  » effectivement catastrophique  » après les attentats du 22 mars.  » Mais il faut une analyse fine des raisons, si l’on veut apporter les bonnes solutions. Le piétonnier ? Beaucoup de gens ont eu du mal à s’adapter au plan de circulation, mais nous les avons écoutés et nous l’avons modifié. Les secteurs d’activité liés au tourisme ont été terriblement affectés par le lockdown et les attentats, c’est sûr, d’autant que beaucoup d’étrangers ne viennent plus à Bruxelles, pour des questions d’assurance notamment, parce que ce risque n’est pas couvert. Mais j’ai aussi demandé une analyse plus spécifique sur le secteur du textile, visiblement impacté par la vente par Internet. Mon rôle est de tout analyser, sereinement.  »

Le redressement de Bruxelles, souligne-t-il, sera un  » long chemin « .  » Ma collègue de Paris, Anne Hidalgo, me dit qu’elle voit seulement des signes de reprise, six mois après les attentats. Je pense, moi, que la reprise effective surviendra au bout d’au moins un an et demi. Je lance un appel à la Région pour qu’on lance de toute urgence une campagne pour redresser l’image de la ville !  » Mais Yvan Mayeur doute qu’il y ait cette volonté, singulièrement au fédéral.  » Nous sommes le coeur de cible depuis les attentats au Musée juif, fin mai 2014, clame-t-il. Depuis deux ans, je ne cesse de le dire et je n’ai pas reçu un euro de plus pour la sécurité alors qu’on aide Molenbeek, dirigée par une MR, Vilvorde ou Anvers. Il y a un choix politique de nous mettre en difficulté. Il ne faut rien attendre de la part d’un ministre de l’Intérieur de la N-VA. On va encore dire que Mayeur polémique, mais je suis constant dans mes propos depuis deux ans : c’est un choix partisan !  »

4. La démocratie est en état de léthargie

Dans la population, la peur règne et la colère gronde, mais elles se confinent pour l’heure aux réseaux sociaux. La marche contre la terreur et la haine, dimanche 17 avril, n’a attiré que 7 000 marcheurs. Un flop, en dépit de la dignité affichée.  » C’est interpellant sur la capacité de mobilisation de la société belge, souligne Jean-Benoit Pilet. Dans les enquêtes internationales, nous sommes un des pays où l’insatisfaction est la plus élevée à l’égard de la politique et des institutions. Mais il n’y a pas d’appropriation sociale de ce mécontentement. De même, jusqu’ici, on constate une grande stabilité politique en Belgique francophone. Les grandes mobilisations spontanées sont rares, c’est ce qui avait fait la singularité de la marche blanche après l’affaire Dutroux.  » En 1996, trois cent mille personnes avaient alors déferlé sur Bruxelles à l’invitation des parents des victimes, secouant la société et imposant des réformes.

 » Dans le cas de l’affaire Dutroux, la marche avait été organisée par les parents pour dénoncer l’inaction de la police et des politiques, avec une certaine neutralité, rappelle Guy Haarscher, philosophe à l’ULB. Ici, c’était différent : c’était l’oeuvre d’une organisation politique, clivante, de gauche, contre le gouvernement fédéral. Le moment n’était pas encore venu pour cela.  »

Le philosophe s’inquiète d’ailleurs de l’état d’une société marquée par des querelles de chiffonniers autour d’une petite phrase du vice-Premier ministre N-VA.  » Il n’y a pas de vrai débat. Chacun revient avec ses réflexes idéologiques. Il y a d’un côté ceux, tel Jan Jambon, qui parlent de l’immigration et de l’islam comme d’un problème ; de l’autre, ceux qui dénoncent le racisme de la majorité fédérale. Ce sont deux thèses absurdes : la première est terriblement insultante, la seconde empêche de réformer l’islam de l’intérieur parce que, oui, le salafisme radical fait partie de l’islam. Or, la situation est suffisamment grave pour que l’on dépasse ces caricatures. Nous devons tous nous remettre en question, pas uniquement les politiques. Dépassons les clivages simples et idiots.  »

A la lumière du mois écoulé depuis la tragédie, ce pari n’est malheureusement pas gagné.

PAR OLIVIER MOUTON

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