Ghriba, maison des juifs en Tunisie

Chaque année, l’île de Djerba accueille des milliers de juifs venus se recueillir et faire la fête aux abords de la première synagogue d’Afrique. Et les tensions des derniers mois entre Israël et la Palestine n’auront pas déteint sur le joli tableau, reflet d’une extraordinaire cohabitation entre juifs et musulmans.

Le pèlerinage juif de la Ghriba, qui s’est déroulé les 11 et 12 mai derniers, est une exception en son genre car aucun autre pays à majorité musulmane n’accueille ce type de procession exclusivement juive. C’est d’autant plus étonnant que la Tunisie abrite la ville de Kairouan, siège de la première mosquée d’Afrique et considérée comme la quatrième ville sainte de l’islam. En 2002, le pèlerinage a d’ailleurs subi un attentat, revendiqué par Al-Qaeda, et qui avait fait 21 morts devant la synagogue. Depuis, la sécurité a été renforcée et chaque car amenant des pèlerins est escorté par la police tunisienne. Au sol, le minuscule site de la Ghriba est cerné par divers barrages de police ? Les hélicoptères rôdent dans les airs. Certains Israéliens affirment que même chez eux ils n’ont vu pareil déploiement pour leur sécurité.

Yves, un Belge juif né à Anvers, venu comme chaque année pour l’occasion, n’a aucune inquiétude. Il montre fièrement du doigt l’hélicoptère qui surveille le site.  » Un Tunisien sur deux présent ici est un garde en civil… Si pas plus !  » assure-t-il avant d’ajouter :  » Chaque année, le niveau de sécurité dépend des tensions au Moyen-Orient.  » Preuve que cette question est toujours au c£ur des discussions, disséminant çà et là diverses rumeurs, nourries par les tout récents heurts entre Israël et Gaza.

Mais, malgré les tensions au Moyen-Orient et la crise économique, plus de 5 000 personnes auront foulé le sol de la Ghriba cette année. Des Français et des Israéliens surtout, quelques Belges aussi mais ils sont peu nombreux, comme l’explique Moïse Rahmaini, directeur de l’Institut sépharade européen à Bruxelles.  » La plupart des juifs de Belgique sont des ashkénazes et les pèlerins de Djerba sont des sépharades ; donc, les Belges se rendant à la Ghriba sont probablement quelques juifs belges d’origine tunisienne. « 

Tourisme religieux

La procession a lieu au 33e jour de la pâque juive sur l’île tunisienne où une communauté juive s’est installée il y a plus de deux mille ans lors de la destruction du second temple de Jérusalem. La légende veut qu’une pierre de ce temple a été rapportée pour servir de première pièce à la fondation de la Ghriba. Visible dans la synagogue, elle est recouverte, lors du pèlerinage, par des centaines d’£ufs sur lesquels les pèlerins inscrivent leurs v£ux. Dans tous les coins, à l’intérieur et à l’extérieur du bâtiment, on trouve l’occasion d’exprimer ses souhaits. Il y a les £ufs mais aussi les foulards que les femmes accrochent sur la  » menara « , pyramide de bois qui sera portée de la Ghriba jusqu’à une autre des vingt synagogues de l’île. Des papiers noircis d’espoirs seront aussi glissés sous l’étrange petite construction. Partout, des gens prient. Certains portent sur les bras ou la tête des rubans noirs attachés à une petite boîte qui renferme les écrits miniaturisés de la Torah. Des échoppes vendent des  » minimenaras « , des kippas de toutes les couleurs, des foulards… Partout aussi, on déguste des fruits secs et de la bokha, cet alcool de figue sans lequel le pèlerinage ne serait pas le même.

En fin d’après-midi, c’est l’effervescence : après une vente aux enchères qui permettra au plus offrant d’être le porteur principal de la  » menara  » et de recevoir, du même coup, plus de chance que les autres que son v£u se réalise (le champion offrira cette fois plus de 800 euros !), la procession proprement dite commence. Elle ne dure qu’une heure environ, mais la fête continuera dans les hôtels où logent les touristes juifs. Certains hôtels se plieront d’ailleurs aux règles strictes des principes kasher, engrangeant du coup le bénéfice d’accueillir comme il se doit ces  » touristes religieux « . Ceux-ci restent en moyenne une semaine. Comme Sarah, 22 ans, venue de France pour faire la fête à Djerba.  » C’est la quatrième année que nous venons, moi et les femmes de la famille, nous sommes trente cette fois-ci, cela nous permet de prendre du bon temps sans les hommes et les enfants.  » Yves, notre Anversois, vient aussi sans femme ni enfants, juste avec son cousin, comme chaque année, depuis quinze ans.  » La tradition veut que lorsque vous venez trois fois de suite à la Ghriba, vous êtes obligé de vous y rendre toutes les fois suivantes « , dit-il, avec un large sourire.

La communauté juive de Djerba, qui compte aujourd’hui plus de mille âmes, a toujours été bien intégrée au reste de la population musulmane. Preuve en est, que sur les vingt dernières années, leur nombre a augmenté de 25 %. Certaines écoles, où les enfants juifs sont nombreux, ont décidé de leur donner congé le samedi, férié dans leur religion. Les jeunes musulmans en profitent, ce jour-là, pour apprendre l’islam. Le vendredi, c’est l’inverse.

Depuis  » l’ère nouvelle  » avec l’avènement du président Ben Ali en 1987, la Tunisie met un point d’honneur à retrouver son patrimoine culturel trois fois millénaire. En 2001,  » la chaire Ben Ali pour le dialogue des civilisations et des religions  » a été créée afin de promouvoir et de protéger la diversité culturelle tunisienne. D’ailleurs, les chrétiens ne sont pas en reste sur l’île de Djerba, d’après le Pr Mohamed Houcine Fantar, président de la chaire Ben Ali.  » La communauté juive à toujours été présente à Djerba, mais il y a aussi de plus en plus de chrétiens, ce qui nous a poussés à rouvrir une église.  » L’imam de la Grande Mosquée Mellita, quant à lui, explique cette ouverture aux autres religions par la juste vision de l’islam en Tunisie,  » le libre exercice religieux est un principe de l’islam ; lorsque celui-ci devient agressif, il s’éloigne du bon chemin, on a notre religion et vous avez la vôtre et personne ne peut utiliser la force pour convertir quelqu’un « .

Albert Guigui, grand rabbin de Bruxelles, est enthousiasmé par ce rassemblement annuel.  » Cette unité dans la pluralité nous rappelle que les juifs et les musulmans ont vécu dans une symbiose extraordinaire avant que la politique ne crée tous ces problèmes « , regrette-t-il. Selon lui, cette procession n’est pas assez connue par la communauté juive de Belgique. En effet, pourquoi des juifs ashkénazes n’y participeraient pas puisque s’y croisent déjà les partisans des trois religions d’Abraham et que s’y rencontrent le profane venu profiter de l’ambiance et le religieux venu s’y recueillir. La Ghriba semble, en tout cas, un parfait moyen pour la Tunisie de montrer de belles qualités au reste du monde, celles d’un pays qui peut être ouvert et tolérant tout en restant très attaché à son identité et à son histoire.

LUCIE HAGE

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