Rosanne Mathot

Geyser, parc d’abstractions

Où il est question d’été, d’un diseur de bonne aventure et d’un déménagement baroque.

Ils étaient là, comme Descartes, sans joueurs : seuls, avec leur raison. Leur pauvre raison. La logique, la nécessité, la lucidité, tout imposait à l’équipe du Geyser une évacuation urgente du café dévasté par les récents caprices d’un alligator fou (1). Dans la cuisine en miettes, la patronne jetait un oeil tracassé sur les annonces immobilières du journal, à l’affût d’un nouveau local, pour y loger son invraisemblable colonie. Souvent, elle soupirait. Plus souvent encore, elle froissait le papelard qui n’annonçait jamais rien de bon. A ses côtés, Bertrand, le cuisinier mélancolique, se mordait l’intérieur des joues.

 » Madame, que fait-on des Bulgares de la cave ?  »

 » Je ne sais pas, Bertrand. On verra avec l’assurance.  »

 » Et les espions russes sur le toit ?  »

 » Et les fantômes du grenier ?  » ajouta Ulysse, le serveur linguiste.

–  » Et les WC en or ?  » enchaîna Goliardia, la féministe moustachue, en transbahutant le gros machin de pièce en pièce.

 » Arrêtez de me tanner, bon sang ! Je ne suis pas la Pythie !  » leur rétorqua la maîtresse des lieux.  » Je n’accouche pas d’oracles sur commande « , furibarda-t-elle, avec la face d’un vieil ours en randonnée dans un frigo vide.

Alors que tout espoir semblait perdu, la patronne observa son chef de salle, Le Fleuri. Cet amoureux des feux follets, des illusions et des jeux de miroir était étendu sur une chaise longue, les pieds faisant trempette, sans stress, dans l’eau sauvage échappée des canalisations éventrées. Il se nourrissait d’un livre bariolé et d’une pomme d’amour.

 » Qu’est-ce que tu lis de beau, Le Fleuri ?  »

Et alors que le chef de salle brandit son livre sur la ducasse de Mons (2), la patronne se leva d’un bond, façon jet de champagne jailli d’une bouteille secouée, en geyserisant  » Eurêka !  » Ni une ni deux, elle organisa une épopée bohémienne, un grand exode comique vers le boulevard du Midi et sa foire annuelle (3). Le soir venu, tout était en place : un nouveau Geyser bigarré, parc d’abstractions encombré de bizarreries.

On avait installé La Lorelei, la femme- sirène, derrière une plaque de verre, à l’accueil, sous une grande tente jaune à rayures rouges aux décors flamboyants. Juste à côté, un type disait la bonne aventure, en flamand. Il ne lisait pas l’avenir dans une boule de cristal. Pas non plus dans la paume des mains. Il faisait ça avec des bonbons colorés (4). C’était éminemment pittoresque. L’amertume fit place à l’allégresse, alors que – dans la nuit – la Lune se balançait sous la grande roue, comme une tranche de citron dans un gin-tonic. L’été pouvait arriver.

Mais c’est pas tout ça, l’heure tourne ! Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film, qui va démarrer sur la Une, à 20 h 15…

(1) Voir  » Cache-cache avec Couche-Couche « , Le Vif/L’Express du 13 juin.

2) La Ducasse de Mons, coédition : Racine, association Procession du Car d’Or, association Saint-Georges, association Sainte-Waudru, 2013, 240 p.

(3) La foire du Midi, à Bruxelles, se tiendra du 13 juillet au 18 août prochains.

(4) Pendant la campagne électorale, Theo Francken a prédit, via une vidéo postée sur Twitter, la victoire de son parti, la N-VA, en utilisant des bonbons.

Un tiers de fiction, un tiers de dérision, un tiers d’observation. Et un tiers de réalité.

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