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Gentleman corsaire

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : Christian Panier.

Une ancienne campagne avec une grande ferme carrée, un chien dans la cour et des gens qui regardent discrètement derrière leurs carreaux fumés. Un village jadis paisible où cohabitaient quelques maisons autour d’une église et qui s’est urbanisé au profit de grosses villas construites sur des terrains trop petits. Abritée dans l’une des ailes de la ferme, la maison de Christian Panier semble avoir été épargnée. C’est qu’elle se cache un brin. Au bout d’un chemin de terre, derrière une grille, après avoir franchi des arbres et traversé un jardin tout mouillé, nous découvrons l’ancien magistrat qui nous accueille sur sa terrasse recouverte de dizaines de pots de fleurs prêts pour l’hiver. Maille fine lie de vin, pantalon cognac en velours côtelé et lunettes posées sur le nez… L’ensemble fait songer à du Saint Laurent, version gentleman farmer, version Namur mais en plus chic. Slalomant entre les pots, notre hôte fait admirer ses géraniums qui, malgré la saison, persistent à fleurir. Il s’exclame :  » Des fleurs en hiver, mais où va le monde ?  » avant de nous entraîner dans son salon, disposé comme un gros cocon.

Un matin calme, le chien est sorti se promener, Michèle Martin – la locataire – aussi. Ne reste qu’Erik Satie, dont Christian Panier baisse le son des Gymnopédies, avant de déposer un café filtre sur la table en travertin. Dessus, une montagne d’ouvrages. Des livres d’art, des catalogues d’exposition, des mémoires, des essais, des romans de styles divers et quelques revues originales, tendance gauche chrétienne, dont les gros titres invitent tantôt à  » pardonner « ,  » transmettre  » ou  » partager  » des valeurs universelles.

Il faut au moins dix minutes pour imprimer la géographie du salon tant il déborde de bibelots, de gravures et de tableaux. Il y a aussi une quinzaine de bouquets de fleurs,  » toutes en toc, sauf l’orchidée « , et un mur dédié à ses héros : Simone Veil, Roger Lallemand, Philippe Maystadt. Il y a même Lilian de Rethy. En voyant la photo jaunie de la seconde épouse de Léopold III, on se dit que, décidément, Christian Panier a le chic pour la polémique et le goût des amitiés qui crispent.  » C’est vrai, mais ça ne me fait pas peur, explique-t-il en s’enfonçant dans son canapé de cuir. Quand votre père s’est défroqué pour épouser votre mère, on craint tout de suite moins le jugement d’autrui !  » Un père original donc, un mariage à Charleroi, un couple de petits indépendants trimeurs et qui parviennent même à familiariser leur tout jeune Christian avec la mort en lui faisant embrasser l’arrière-grand-père dans son suaire. Ce qui lui fait dire aujourd’hui que ça l’a beaucoup aidé à affronter la mort des autres ensuite. Celle de son frère (décédé à 20 ans, intoxiqué dans son kot à cause d’un chauffage défectueux), celle de sa soeur cadette, celle de son épouse, qui a succombé à un cancer après dix années de combat acharné. Une euthanasie à l’époque où celle-ci était toujours proscrite :  » C’était son souhait et je l’aimais. C’est curieux quand on y pense : se rendre complice d’assassinat quand on est magistrat…  »

L’ambigu séditieux

Lorsque la maladie de sa femme s’est montrée plus agressive, Christian Panier venait de quitter le monde de la justice pour celui de la culture, à la fondation Roi Baudouin. Un nouveau cap professionnel qu’il s’était fixé après vingt-trois ans de magistrature au tribunal de première instance de Namur :  » Sorte de polyclinique judiciaire où on traite de toutes les maladies mais jamais de « maternité ». J’en avais assez de vivre dans la merde des gens…  » Finalement, après deux ans, la santé de sa femme se détériore plus encore et contraint l’ancien juge à retourner au palais. Retour au droit donc. Mais ce n’était pas la première fois qu’il tentait une échappée. La première fois, il avait 18 ans et il venait de planter volontairement sa première candidature pour s’inscrire au conservatoire d’art dramatique de Bruxelles :  » Une expérience extraordinaire, qui m’a même valu d’être choisi par Jean Meyer et Montherlant pour La Ville dont le prince est un enfant. Une pièce prémonitoire et qui traitait déjà des relations homosexuelles troubles.  » A la fin de l’année pourtant, son professeur l’estime  » doué  » mais dépourvu du bois qu’il faut pour faire un comédien ou un saltimbanque. Retour à l’unif donc, pour un parcours dès lors classique : diplôme, barreau et nomination au TPI.

Si les tentatives de court-circuiter son destin ont échoué, Christian Panier n’en apparaît pas moins comme un chef-d’oeuvre d’ambiguïtés et de contrastes. Comme lorsqu’il a fait son coming out, peu de temps après le décès de sa femme.  » Ce n’est pas un accident de la vie, non. Je m’en doutais un peu mais voilà, quand j’ai rencontré ma femme, c’est elle qui a gagné.  » Toujours en couple avec son compagnon aujourd’hui, il avoue être encore parfois subjugué par la beauté d’une femme croisée dans la rue… Il cite alors Mitterrand qui se plaisait à répéter  » qu’on ne sort jamais d’une ambiguïté qu’à son détriment « . Et lui, il semble s’y épanouir. Ambiguïté aussi lorsque, jeune magistrat, il se lance dans le combat du syndicat ou lorsqu’il s’affilie au PTB alors qu’il vient d’être pensionné. Un encartage que lui retire manu militari le parti lorsque l’homme décide d’héberger Michèle Martin, il y a trois ans et demi. Cette décision ? Il ne l’a jamais regrettée, malgré ses carreaux cassés, ses pneus crevés et la grande quantité de courrier menaçant ou insultant qu’il a reçu par brouettes entières à l’époque. Non, ce qui a motivé en premier l’ancien magistrat, c’est sa détestation de la prison :  » Martin avait purgé sa peine et vivait sans avoir jamais posé de problèmes ni aux soeurs ni à la collectivité. On n’allait tout de même pas la remettre en prison parce que personne ne voulait d’elle ?  » Et puis, il avoue avoir été touché par un mot posté par les clarisses qui, au fort de la tempête, rappelait  » qu’au sein de tout homme, même le plus noir, il réside toujours une petite lumière d’humanité « .

Alors, Christian Panier s’est décidé. Il a vidé son étage, descendu son bureau et sa bibliothèque, réparé la salle de bains et accueilli Michèle Martin comme locataire. L’opprobre populaire ? Il la balaie d’un revers de la main.  » Vous connaissez le sermon du Christ sur la montagne ?  » interroge-t-il avant de le réciter d’une mémoire approximative :  » Vous êtes venus me visiter alors que j’étais emprisonné, vous m’avez soigné alors que j’étais blessé et, vous verrez, on dira du mal de vous à cause de moi.  » Alors oui, on peut le détester à cause d’  » elle  » mais lui ne se laisse pas démonter :  » Parce que la foi, ce n’est pas du Prozac. Et sans les actes qu’elle inspire, elle ne sert à rien.  » Ça n’a donc rien à voir avec Dieu, car, fondamentalement, il s’en fiche un peu. Ce qui compte, c’est le Christ et son message.  » Et peu importe s’il a existé ou pas, ce qui compte c’est ce qu’il nous inspire. Légende ou non, moi, j’en ai besoin pour vivre.  »

La Pietá, YSL, les sexes et Pennac

En tête de sa sélection d’oeuvres d’art pour Renc’art, il a choisi la Pietá de Fabio Viale qu’il adore ; pas pour la maternité triomphante que la sculpture incarne d’ordinaire mais pour l’idée de transmission physique de la vie qui, selon lui, n’est pas réservée uniquement à la mère. Les pères ou les parents adoptifs sont tout autant concernés. La Pietá, c’est la transmission de la vie mais aussi la tragédie de la mort, celle des enfants, des gens ou des migrants.  » J’aime cette Pietá car elle nous montre ce que le Christ aurait fait : il les aurait accueillis, lui « , conclut-il en croisant son velours couleur ambre.

Poursuivant sur un ton plus léger, il évoque la robe Mondrian d’Yves Saint Laurent qu’il a vue exposée à Paris.  » Un homme prodigieusement complexe, partagé entre une enfance tranquille à Oran et une vie de folie à Paris ; un artiste qui aura passé autant de temps à créer qu’à se détruire.  » Lui, il a vu les deux biopics et lu plusieurs biographies consacrées à YSL mais il lui est pourtant impossible de saisir la personnalité du couturier.  » Une vie en souffrance perpétuelle mais cernée de beauté tout de même. C’est triste mais je pense qu’il est des êtres qui ne peuvent vivre ou créer sans souffrir intensément.  » Et puis, il y a la relation avec Pierre Bergé :  » Une histoire de cul qui dégénère en histoire de fric mais qui leur a permis d’accomplir de grandes choses, la maison de couture, les oeuvres d’art et enfin, leur fondation. C’est beau, finalement, de pouvoir offrir autant aux gens !  »

On sent que ça lui plairait bien, à Christian Panier, de toucher le jackpot au Lotto :  » Rendez-vous compte ! Avec 25 millions, qu’est-ce qu’on peut en faire de jolies choses ! Je donnerais un million à chacun de mes enfants et puis je créerais une fondation qui aurait trois buts : promouvoir l’art, aider les plus démunis et oeuvrer à la réinsertion des détenus.  » Terminer sa vie comme mécène, lui, le communiste qui partage sa vie dans les opéras du monde entier, on sent que ça le fait rêver.  » Que voulez-vous, être de gauche et aimer les jolies choses, ce n’est qu’une ambiguïté de plus « , sourit-il gentiment, assis au milieu de tous ses objets chinés au gré des années.

Pour terminer, Christian Panier a choisi des photos de Robert Mapplethorpe. Mais entre la série sur les fleurs et celle des nus masculins, il hésite. S’il est séduit par ces hommes qui se révèlent à la lumière, il préfère quand même les fleurs :  » C’est fou la sexualité qui s’en dégage ! Sur certaines, on ne sait finalement plus s’il s’agit de vulve ou de verge. Mais peu importe : qu’il travaille des fleurs ou des nus, c’est son rapport à l’ombre et à la lumière qui me touche. Une opposition qui me rappelle celle entre le bien et le mal, entre la vie et la mort.  » Fidèle à son habitude, Christian Panier termine son propos par une petite citation, de Racine cette fois, et à laquelle lui fait songer cette photo de fleur :  » Il nous reste le silence et la nuit pour pleurer.  » Dit comme ça, il pourrait passer pour un homme un peu triste mais, mise à part sa conviction d’avoir déjà atteint la quatrième étape de sa vie –  » 67 ans, c’est déjà vieux  » -, il assène qu’être vieux, c’est aussi la seule manière qu’on a trouvée de ne pas mourir jeune. Celle-là, c’est de Daniel Pennac.

Robe Mondrian, Yves Saint Laurent, collection haute couture automne-hiver 1965-1966, inspirée du tableau Composition C (n° III) de Piet Mondrian (1935).
Robe Mondrian, Yves Saint Laurent, collection haute couture automne-hiver 1965-1966, inspirée du tableau Composition C (n° III) de Piet Mondrian (1935).© BELGAIMAGE

La robe Mondrian (1965)

C’est une petite révolution : une robe qui transpose une oeuvre d’art sur le corps d’une femme ! Si la mode est aux formes qui soulignent les courbes féminines, celle d’Yves Saint Laurent est droite mais elle rend surtout hommage à Piet Mondrian. A cette époque, YSL est déjà directeur de sa propre maison, fondée en 1961 avec Pierre Bergé, mais avoue en avoir marre de faire  » des robes pour des milliardaires blasées « . Alors il décide que, désormais, sa mode sera pour les filles pop et branchées. Dix ans plus tard, le couple Saint Laurent – Bergé fera l’acquisition d’un Mondrian, un vrai, que Bergé revendra en 2009 à plus de 21 millions d’euros. La robe (vintage), elle, s’est envolée à 7 000 euros en 2014.

Calla Lily, Robert Mapplethorpe, 1983.
Calla Lily, Robert Mapplethorpe, 1983.© Nils Jorgensen/reporters

Robert Mapplethorpe (1946 – 1989)

Né à New York dans une famille nombreuse et catholique, il étudie pendant sept ans le dessin et la peinture au prestigieux Pratt Institute de Brooklyn. A la fin de ses études, il découvre les photos homosexuelles dans les sex shops de la ville et entreprend d’en réaliser des collages agrémentés d’aplats de couleur. Grâce à Patti Smith, avec laquelle il entretient une amitié amoureuse, il fréquente la Factory d’Andy Warhol et prend ses premières photos érotiques et sadomasochistes, réalisées au Polaroid noir et blanc. Poursuivant dans la voie de la photographie, il délaisse le Pola pour professionnaliser son travail et atteindre une perfection technique du noir et blanc, devenue depuis sa marque de fabrique. Au sommet de sa gloire, il poursuit son travail (nu, natures mortes, sadomasochisme…) tout en tirant le portrait des grands de son temps. Atteint du sida en 1986, il signe de nombreux autoportraits témoignant de la progression de la maladie. Ostracisé après sa mort – jugée conséquence d’une  » maladie honteuse  » -, il retrouve la gloire pour s’installer définitivement dans le Walhalla des plus grands photographes américains.

Sur le marché de l’art : plus de 500 000 euros pour son dernier autoportrait, plus de 150 000 pour ses célèbres fleurs. Pour sûr, depuis sa mort, Mapplethorpe s’est bien vengé.

Souvenir Pietà (Madre),  Fabio Viale, 2018.
Souvenir Pietà (Madre), Fabio Viale, 2018.© FABIO VIALE

Fabio Viale (1975)

Vit et travaille principalement à Turin. Sa passion pour le marbre et l’Antiquité le fait connaître dans le petit cénacle de l’art contemporain. Célèbre pour ses reproductions de statues antiques qu’il recouvre de tatouages, souvent asiatiques, il crée la surprise en 2017 avec sa Pietá, perçue comme une dénonciation de la politique migratoire de Matteo Salvini.

Sur le marché de l’art : pas encore de vente sur le second marché, s’adresser à l’artiste directement.

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