Généralistes: pourquoi ils craquent

Pour les médecins de famille, la coupe est pleine. Ils veulent que leur travail soit enfin reconnu. Et qu’on leur donne les moyens nécessaires pour bien nous soigner. Ils le disent haut et clair. Avant la crise?

« Nous sommes des sous-merdes. » C’est fou: cette phrase, lâchée par un médecin français lors de la grève des généralistes de l’Hexagone, il y a quelques semaines, a franchi la frontière à une vitesse ahurissante. A croire qu’en Belgique il a suffi d’entendre cette affirmation pour que de nombreux médecins souhaitent, à leur tour, la reprendre à leur compte. De fait, elle résume exactement leur état d’esprit. Ce n’est pourtant pas de gaieté de coeur qu’un docteur finit par proférer de tels propos! Il a dû, auparavant, avaler bien des couleuvres, ravaler bien des rêves, ravauder bien des désirs.

Le constat est là: nos généralistes vont mal. Ils se sentent peu considérés, méprisés, dédaignés, injustement traités. Pis: beaucoup d’entre eux, en particulier, les plus jeunes, craquent ou risquent de le faire. Commandée par le ministère de la Santé, une étude, rendue publique à la fin du mois de janvier, révèle ainsi qu’en moyenne 30 % des jeunes médecins diplômés il y a cinq ans à peine ne pratiquent pas ou plus en tant que généralistes. « Parmi eux, près de la moitié s’est tournée vers une spécialisation. D’autres sont devenus médecins du travail, font uniquement de la médecine préventive, de la médecine du sport ou enseignent dans les écoles d’infirmières. Un petit nombre, enfin, n’exerce plus aucune activité médicale », détaille le Dr Cassian Minguet, généraliste, maître de conférences à l’UCL et qui a participé à cette recherche menée sous la responsabilité du Dr Sabine Van Baele. Révélatrice, cette « perte à l’installation » des jeunes est d’autant plus inquiétante que, pour les médecins plus « aguerris », le bilan n’est pas plus encourageant.

Souvent, ils ne « tiennent » qu’au prix de lourdes souffrances. Ou ils enragent de ne pouvoir donner toute leur mesure. Selon une enquête du Journal du médecin, publiée en avril 2001, près de la moitié des généralistes avouent ressentir un stress professionnel intense et un épuisement émotionnel important ( burn-out). Parmi les 1 403 répondants, un peu plus de 7 médecins sur 10 jugeaient leurs conditions de travail mauvaises. Et 71,6 % considéraient que les patients sous-estimaient leur boulot. D’ailleurs, être médecin ne protège ni du suicide ni de l’alcoolisme… « Si rien ne change, la médecine générale actuelle disparaîtra », s’inquiètent des docteurs.

Ces dernières semaines, certains d’entre eux, en particulier en Flandre, ont envisagé de faire grève. La cause de cette poussée de fièvre? Pour réaliser des économies, Frank Vandenbroucke, ministre des Affaires sociales (SP.A), avait envisagé de retarder de six mois l’indexation du prix des consultations. Déjà à cran, les généralistes ont alors frôlé la crise de nerfs. Pour le pognon? Non. Tous le savent: l’indexation, ce n’est qu’une cacahouète qui permet de maintenir à peu près leur pouvoir d’achat: 40 centimes d’euros (16 francs) supplémentaires par consultation, cela ne change pas fondamentalement un train de vie. Mais l’idée de ne pas bénéficier immédiatement de cette indexation a failli mettre le feu aux poudres. Et pour cause: les généralistes ont la certitude d’être les bons élèves de la classe: formation continuée, implication dans diverses structures de santé, acceptation des conventions, respect des budgets alloués à leur discipline… Tant sur le plan professionnel que financier, ils prouvent leur sérieux. En échange, ils n’ont pas vraiment le sentiment de voir leurs efforts reconnus à leur juste valeur. Le 16 mars prochain, les médecins de famille francophones feront le point lors des Etats généraux de la médecine générale. En attendant, démotivation et risque d’explosion menacent.

Ne nous y trompons pas: les médecins de famille ne réclament pas seulement une meilleure rémunération. Ce qu’ils attendent avant tout, ce qu’ils exigent même, c’est une revalorisation de leur métier, de leur fonction. Une reconnaissance officielle du rôle qu’ils jouent dans notre société. En clair, ils désirent la fin d’un système où les autorités publiques leur décernent volontiers des bons points mais leur refusent les moyens de travailler correctement. Ce n’est pas uniquement pour leur compte en banque ou pour leur ego qu’ils présentent de telles exigences: à force de sous-payer la médecine générale, on risque d’inciter les praticiens à multiplier les actes, « pour s’y retrouver ». D’où une baisse de qualité globale qui pâtira… aux patients que nous sommes tous.

Pour tenter de sortir de l’impasse, Frank Vandenbroucke ( lire en p. 44 ) a nommé un formateur, un généraliste, dont on attend les propositions. Il ne suffira pas qu’elles soient bonnes: encore faudra-t-il les appliquer. Car les médecins en ont soupé, des discours compatissants et des déclarations de soutien, jamais suivis d’effets. Ils sont à bout de leur patience. A force d’être à l’écoute des malades, ils ont envie, ils ont besoin, pour une fois, qu’on les entende, eux aussi. C’est ce que nous avons fait. Voilà ce qu’ils vivent, ce que pensent beaucoup d’entre eux, comment ils envisagent leur travail et leur rôle. Voici, en somme, les sept péchés capitaux de nos généralistes.

Pascale Gruber

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