Gardien de phares

Jacques Attali présente la vie de 24 personnalités dominant, selon lui, l’histoire de l’humanité. Lumière …

Il fallut au Christ douze apôtres – et un coup de main du Saint-Esprit – pour transmettre sa parole aux temps futurs. Deux fois plus d’ambassadeurs sont nécessaires à Jacques Attali pour retracer le passé et montrer comment, à travers les âges, s’est constitué le legs de sagesse dans lequel puise notre époque. Car ces  » phares  » que l’essayiste a recensés dans l’Histoire n’éclairent pas le passé, ils jettent un pinceau de lumière dans la nuit qui est devant nous. Du sage chinois Confucius (v. 551 – 479 av. J.-C.) à l’écrivain malien Hampâté Bâ, ces grands esprits semblent se donner la main et tisser par leurs £uvres la trame continue de l’humanité. Unis par ce nouveau genre, dense et vertigineux, qu’affectionne Jacques Attali, la  » microbiographie exhaustive « , ils sont les maillons d’une même chaîne que les anciens nommaient  » sapience « .

Le Vif/L’Express : Pourquoi ces 24 personnages ? Sont-ils des maîtres à penser, des mentors ?

Jacques Attali : Ce ne sont pas des maîtres à penser, ce sont des maîtres à vivre. Ils ont laissé une trace par la conséquence concrète, dans la vie des gens, de leur pensée. Philosophes, conseillers des princes, inventeurs, artistes, meneurs de peuples, ils ont tous, par la manière dont ils se sont évadés d’un destin pré-

écrit, dont ils ont surmonté aussi des échecs, mais aussi par leur égoïsme, ils ont tous, donc, connu une existence extraordinairement pleine et intense. La plupart ont d’ailleurs vécu très vieux, comme Aristote, Confucius, Hildegarde de Bingen, Darwin ou Mme de Staël, même si certains ont subi un destin bref et tragique, comme le Caravage, Giordano Bruno ou Marina Tsvetaïeva.

Pourquoi les dites-vous  » égoïstes  » ?

Ces personnages, tous des piliers du temple de l’humanité, ne pouvaient bâtir de telles £uvres sans penser d’abord à eux-mêmes et à leur travail. Certains ont l’égoïsme du plaisir, comme Germaine de Staël, d’autres l’égoïsme de leur tâche, comme Darwin ou Hobbes, ou de leur combat, comme Hô Chi Minh ; d’autres veulent si bien se connaître qu’ils poussent l’égoïsme jusqu’à mourir, comme Shrimad Rajchandra, ou s’isoler, comme Hildegarde de Bingen et Giordano Bruno. Maimonide, Aristote ou Boèce semblent, en revanche, avoir pris soin des autres, de leur famille, de leur confrérie.

Ne font-ils pas surtout preuve, tous, d’orgueil ?

D’un orgueil démesuré ! Ils ont la certitude d’être dans le droit chemin, comme Walther Rathenau, qui pense l’Europe cinquante ans avant tout le monde, ou Richard Strauss, qui accepte d’être le Kapellmeister de Hitler, parce qu’il est le meilleur compositeur et ne voit donc pas pourquoi un autre aurait la place !

Qu’est-ce qui relie tous ces destins ?

Le fil conducteur du livre, c’est comment la pensée se dégage lentement de l’obscurantisme, par un dialogue de haut niveau entre la foi et la raison. D’abord, la raison bataille pour avoir un peu de place à côté de la foi, puis cela s’inverse, comme chez Darwin, enfin de nouvelles mystiques s’imposent, comme le shintoïsme, qu’éclaire la vie de l’empereur Meiji Tenno, ou l’hindouisme.

Au fil des temps, l’homme progresse-t-il dans la connaissance de soi ?

Sans doute, mais les questions que se posaient Aristote ou Thomas d’Aquin sont inchangées. Qu’est-ce que l’homme ? Comment pense-t-on ? Y a-t-il quelque chose avant le temps ? Ici, nous n’avons pas bougé d’un millimètre. Et puis, les esprits globaux, synthétiques, qui savaient tout de tout, ont disparu, il y a eu spécialisation. Après Giordano Bruno, c’est fini, et je raconte alors des destins d’artistes ou de poètes. Ce sont les poètes qui saisissent le mieux l’âme humaine.

Quel biographe êtes-vous ?

J’aime suivre presque jour après jour la vie de mes sujets. C’est pourquoi je n’ai pu m’occuper d’Hésiode, dont on sait trop peu de chose. Les biographies, à mon sens, tombent dans deux pièges : distinguer la vie de l’£uvre – je m’assume comme sainte-beuvien ! – et ignorer le contexte historique. Impossible de comprendre Darwin sans savoir qu’il réfléchit au moment où l’indépendance de l’Amérique latine permet des explorations nouvelles et où l’Angleterre est déchirée par le débat sur l’esclavage. La théorie de l’évolution vient de là. De même, Aristote n’a pas de sens sans Alexandre, et Boèce pas plus hors de la bataille sectaire qui fracture l’Eglise. La biographie exhaustive et courte me semble un genre d’avenir. Mes maîtres sont Stefan Zweig et André Maurois, qui écrivent de manière chronologique et se mettent à la place de leur héros, pour comprendre par quel chemin il arrive à une idée. On appréhende mieux l’hindouisme en lisant la biographie du gourou de Gandhi qu’à travers un ouvrage de théologie abscons. Ces minibiographies livrent une compréhension intérieure de la polysémie, sur notre planète, à travers les âges, du rapport à la transcendance.

Pas un seul Français dans la liste : pourquoi ?

Je me suis donné deux règles : couvrir tous les siècles et tous les continents ; ne pas raconter de destins français, dont le choix aurait été trop compliqué.

Mais tous ces destins traversent la Franceà

Oui. Hobbes, Bruno, Thomas d’Aquin ont vécu en France, Edison est passé par notre pays, qui l’a marqué. Sans parler de Bolivar et surtout d’Abd el-Kader et d’Hô Chi Minh. Amadou Hampâté Bâ, le seul personnage d’Afrique noire, est francophone. C’est notre histoire vue dans le miroir du monde, un écho de la grandeur hexagonale. Beaucoup croient même que Mme de Staël était française, et la France était tout, en effet, pour cette Suissesse mariée à un Suédois, mais Napoléon lui a toujours refusé son passeport.

Peut-on marquer son temps sans frayer avec la politique ?

Il faut être écouté du prince, ou rejeté par le prince, mais ne pas en être loin. Toutefois le prince est plus fort, et les penseurs sont sous le pied des géants. Ou alors il faut être prince soi-même, une boule d’action et de politique, comme Bolivar ou Hô Chi Minh. Certains sont courtisans pour servir leur £uvre, tel le Caravage, tous ont besoin d’une relation au pouvoir. Même Hildegarde de Bingen, vouée à l’isolement, a développé un narcissisme effrayant et reçu tous les puissants. Seul Shrimad Rajchandra, qui aurait pu être un grand politique, décide de ne se consacrer qu’au néant.

Quelle civilisation vous semble la plus puissante ?

En Europe, l’Italie et l’Allemagne dominent par l’art, par la pensée. Mais j’ai une affection particulière pour la sophistication indienne. La puissance intellectuelle d’Ashoka, qui gouverne, par des édits sculptés sur 84 000 roches, un continent plus grand que l’Inde d’aujourd’hui, s’étirant de Ceylan à l’Afghanistan, est fabuleuse. Et la pensée de Shrimad Rajchandra, tout entière tournée vers la réincarnation, est vertigineuse.

Aujourd’hui, être un  » phare  » est plus difficileà

C’est un statut plus éphémère. Ces vingt-quatre destins n’ont pas connu le quart d’heure de gloire d’Andy Warhol : ce sont des vies entières de gloire, même celles qui n’ont connu que la jeunesse. Laissons le temps dire quels génies d’aujourd’hui marqueront l’Histoire. Siegmund Warburg, dont j’ai écrit la biographie, me semble en être un ; Stéphane Hessel, Samuel Pisar, Pierre Sudreau sont des êtres immenses méritant biographie. Mais l’on en écrit surtout aujourd’hui sur des joueurs de foot ou des animateurs de télévision !

Phares. 24 destins, par Jacques Attali. Fayard, 600 p.

PROPOS RECUEILLIS PAR Christophe Barbier

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