Eric Legnini, un pianiste passionné de jazz mais qui n'hésite pas aussi à flirter avec la pop et le funk. © philippe cornet

Funky Legnini

Invité du Mithra Jazz liégeois, le pianiste belge vient accompagné de Waxx Up, album qui sacralise le groove américain seventies, revisité en connaisseur.

Eric Legnini roule des yeux, bascule la tête, sourit à répétition alors que ses dix doigts costauds courtisent le clavier, synchrones au jeu de jambes actionnant les pédales du Fender Rhodes. En dessous du piano électrique, on ne voit plus que sa paire de pompes roses qui cherche aussi l’apesanteur. Sans le son, Legnini ferait un bon Buster Keaton, version ourson. Avec, il rappelle tout ce que sa funky-soul ramène de l’Amérique des années 1970 : du jus fait pour danser sur la mémoire du jazz.

Quelques jours après l’avoir vu en concert dans un trio bouillant, Legnini sirote un ristretto en solo à deux pas de la Bourse. Tout près d’où on le rencontre pour Le Vif/L’Express il y a deux décennies, appart bruxellois bientôt délaissé pour Paris. Avec déjà la certitude, à l’époque, que ses capacités de pianiste-compositeur définissent le musicien d’envergure.  » Au milieu des années 1990, j’ai commencé une carrière en France avec des allers-retours à Paris et puis j’ai fini par y rester vivre. Début 2000, j’y ai monté mon propre groupe avec le saxophoniste Stefano Di Battista et le trompettiste Flavio Boltro.  »

Connexion italienne pas forcée : Eric Legnini est né à Huy en 1970 de parents transalpins. La mère est chanteuse d’opéra après des études au conservatoire de Liège et mène une carrière d’oratorios et classiques du répertoire, partageant par exemple la scène avec José van Dam. L’immigration réussie s’incarne aussi dans la figure du père, originaire des Abruzzes.  » Il est parti d’un petit village de montagne pour bosser en usine en Belgique. Puis, il a suivi des cours du soir pour devenir ingénieur mécanicien et il a eu la chance de tomber ensuite sur un bon patron.  » Legnini senior fait donc l’ascension sociale qui le mène à un poste important dans l’aluminium près d’Andenne, donnant au passage le cadre d’une possible réussite sociale, même lorsqu’on démarre dans l’inconfort économique. De cette enfance passée  » dans une maison de la classe moyenne à l’orée d’un bois « , Eric tire aussi les sensations d’harmonie qui intègrent ses rêves de musique.

Puccini à fond les ballons

Contrastant avec le son maison -Jimi Hendrix, James Brown,  » les trucs soul et funky « -, le gamin Legnini se met au piano classique. En famille, Mozart et Bach côtoient l’opéra à la Puccini  » à fond les ballons « . Via Bach et les standards, Legnini comprend assez vite que sa formation classique ouvre la porte vers d’autres émotions :  » A 14 ou 15 ans, j’ai su que je serais pianiste jazz. Un soir, en écoutant une émission de Philippe Baron à la radio, j’ai entendu un disque de Wynton Marsalis et cela a été la révélation. C’est ce que je voulais faire « . Avec ses deux copains huttois, Stéphane Galland et Jean-Pierre Catoul (1), il se lance dans les premiers essais de groupes et acquiert la certitude que son travail pianistique n’avancera qu’en allant à New York.

Il n’est pas le premier Belge à passer par la case Amérique : Toots s’y est réalisé et les aînés Steve Houben ou Charles Loos, parmi beaucoup d’autres, sont déjà passés par la célèbre Berklee College of Music de Boston. Mais Legnini est sans doute le plus jeune à immigrer, à 18 ans tout frais.  » Je n’avais pas de permis de travail, c’était en stoemelings total (sourire), j’avais juste une bourse pour un master à la Long Island University.  » Le voilà donc installé à Prospect Park, Brooklyn  » comme dans le film Smoke  » dans une petite chambre chez un musicien qui le laisse utiliser le maître de la maison, un clavier Fender Rhodes, alors qu’un magasin voisin, confiant dans le fait que le wonderkid attirera le chaland, le laisse jouer sur ses pianos de qualité.  » J’ai aussi vécu dans le quartier de Jamaica, dans le Queens, pauvre et funky. New York te file d’emblée un coup de massue, l’idée de survie aussi (sourire). Et quand on te propose un gig, un boulot, si tu te plantes, tu sais qu’on ne t’appellera pas une seconde fois. Il règne dans cette ville une sorte de guerre et de concurrence qui écrase tout.  »

Aller à la source

L’année se passe en jazz permanent : dix heures de pratique chaque jour et la course constante dans une cité où les héros sont à portée de clavier, croisés au fil des jam-sessions. La densité de musique rappelant la coulée continue et inouïe du jazz né américain.  » Je suis parti de New York parce que je n’étais pas fait pour rester là-bas ad vitam aeternam. J’y vais environ tous les deux ans pour jouer, j’y reste dix jours et je dépense un maximum de blé, notamment dans les vinyles.  »

La matière vinyle,  » wax  » en anglais, inspire le titre du nouvel album : l’allusion vaut aussi pour la période de gloire du LP incluant les années 1970. Waxx Up (2) est la prolongation d’un travail entrepris depuis le début du millénaire :  » J’ai peu à peu intégré l’idée d’une formation jazz qui flirterait avec la pop dans un son plus funky. Le premier disque qui a marqué les esprits, c’est The Vox, paru en 2011, partiellement chanté, ayant décroché une Victoire du jazz. Et le pari comme pianiste et compositeur d’intégrer les chanteurs dans ma musique.  »

The Vox donne des moments forts comme Near The House On The Hill où s’exprime l’amour déjà ancien de Legnini pour Phileas Newborn, pianiste dans la lignée d’Art Tatum et Oscar Peterson. S’y ajoute alors Krystle Warren, native du Kansas, à la voix rauque nimbée de promesses : la chimie est splendide. Certains moments du disque suivant, Sing Twice ! paru en 2013 dégagent la même grâce, les trois chanteurs – dont la Malienne Mamani Keïta – timbrant le jazz de Legnini vers des territoires pop sans jamais y sacrifier l’avatar mode. Waxx Up pousse la musique dans des retranchements qui identifient l’obsession de leur auteur pour les sonorités racines :  » Cela fait une dizaine d’années que je me suis mis à fouiner pour documenter ma passion des années 1970, aller à la source des samples aujourd’hui recyclés dans la soul ou le hip hop. Trouver les vinyles notamment du jazz belge, le premier album de Philip Catherine, Stream, Solis Lacus, ce violoniste bruxellois oublié, René Costy et bien évidemment le Placebo de Marc Moulin (lire aussi l’encadré).  »

Abandon consenti

Mais si Legnini cite aussi Mark Ronson – producteur d’Amy Winehouse – comme source d’inspiration, c’est pour nuancer la filière vintage, celle qui l’attache par exemple à Herbie Hancock période Head Hunters (1973). Les confluences du passé et le sens contemporain s’incarnent dans Waxx Up par une poignée de chanteurs, les Britanniques Natalie Williams et Hugh Coltman, l’Américain Charles X et une autre Belge de Paris, Anaëlle Potdevin. Sans omettre un Mathieu Boogaerts en contre-emploi jouissif. Le joli coup s’incarne ici dans Despair interprété par Yaël Naim, charmant morceau de pop arabisante mais aussi via la principale interprète du disque, Michelle Willis. Cette Anglaise de Toronto anime quatre chansons d’une voix placée comme un abandon consenti : suffisamment maîtrisée pour imposer la soul sans effort, assez sensuelle pour féminiser la musique. Du coup, un morceau comme Sick & Tired semble sorti des reins de Brooklyn ou des brownstones de Chicago, avec ce groove naturel qui taille la différence.

Eric Legnini produit et arrange le tout dans une réussite qui n’est pas seulement artistique :  » Je suis un tout petit peu fatigué des maisons de disques et de la maigre avance qu’elles veulent consentir sur ce genre de projet, te revendant tes propres disques autour de 12 euros… Donc, avec mon agent Reno Di Matteo, qui est aussi le manager d’Ibrahim Maalouf, que j’accompagne sur scène depuis un an et demi et qui joue d’ailleurs sur Waxx Up, on a décidé de produire financièrement l’album nous-mêmes, c’est-à-dire de prendre le risque.  » Bien raccord avec les ambitions internationales de Waxx Up.

(1) Galland mène une carrière internationale comme batteur d’AKA Moon, jouant aussi avec Ibrahim Maalouf. Catoul, talentueux violoniste, a joué avec de multiples artistes, dont William Sheller. Il meurt dans un accident de voiture, en 2001, à l’âge de 37 ans.

(2) CD Waxx Up chez Anteprima. En concert le 13 mai au Reflektor dans le cadre du Mithra Jazz à Liège. www.jazzaliege.be

Par Philippe Cornet

 » A 14 ou 15 ans, j’ai su que je serais pianiste jazz  »

Il a une vraie passion pour les années 1970

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