Freud bouleversa-t-il l’Art ?

Quand, après avoir enchaîné les fous, on se mit à les étudier, l’artiste et le poète se sentirent moins seuls. L’exposition Hypnos suit de près leurs productions entre 1900 et 1949.

De la bile d’ours aux yeux d’écrevisse ou aux cornes de rhinocéros, des fumigations aux saignées, l’homme raisonnable inventa mille recettes pour ramener les  » égarés  » sur le droit chemin. Et, quand tout cet arsenal ne suffisait pas, et pas davantage les pèlerinages, les épreuves carcérales ou la chirurgie, il restait depuis le Moyen Age l’asile et les chaînes. La folie a longtemps dérangé. Pourtant, elle fascine depuis la plus haute antiquité, de même que le rêve, son voisin de palier. Poètes et artistes y puisent depuis toujours, même si, aux heures sombres des dictatures, ils seront, pour cela, qualifiés de  » dégénérés « .

C’est au xviiie siècle que la folie devient un sujet artistique dans la peinture anglaise et un objet d’observations scientifiques de l’autre côté de la Manche. Désormais, le drôle, appelé aussi l’aliéné, fait place à l’insensé. La psychologie remplace le droit de juger et d’exclure. Mais, si l’heure est aux explications, celles-ci sont parfois bien audacieuses. Ainsi, dans les années 1780, le Viennois Messmer théorise sur l’influence du cosmos sur l’esprit et fait du médecin un magnétiseur agissant sur les fluides de chaque patient. Un siècle plus tard, Jean-Martin Charcot introduit la pratique de l’hypnose dans l’hôpital de la Salpêtrière, à Paris, afin de provoquer ou d’éclipser les symptômes de l’hystérie. Dans le même temps, le spiritisme envahit les salons et fascine les artistes. Or le médium partage, avec certains patients des asiles, des symptômes comparables : convulsions, renversement du corps, grimaces, altérations des sens… C’est ici que débute l’exposition.

L’art des voyants

Voici donc des preuves. Entendez des photographies de médiums en pleine action prises par un militaire à la retraite du nom de Louis Darget ou par d’autres comme Albert von Schrenck-Notzing. Avec ou sans truquage, ces témoignages sont collectionnés, voire commandés par un nombre croissant d’amateurs. Mais ces mêmes médiums peuvent aussi s’exprimer par le dessin, la parole. On trouve donc parmi eux, et particulièrement en Europe centrale, des peintres et des dessinateurs. Et de citer les Tchèques Josef Kotzian, Jan Tona ou encore Josef Kovar. Le plus célèbre, Frantisek Kupka, est initié, dès l’âge de 13 ans, au spiritisme. Ce sera même son gagne-pain et même à Paris où il continue à pratiquer ses dons de voyance tout en côtoyant les milieux de l’avant-garde chez Marcel Duchamp. Sa peinture, des signes télépathiques adressés au spectateur, propose ainsi, en dehors de toute école, de l’art abstrait. Il en va de même pour la Suédoise Hilma af Klint qui, dès 1906, soit quatre ans avant la première aquarelle non figurative de Kandinsky, réalise de grandes toiles aux motifs exclusivement géométriques qui auraient valeur thérapeutique. C’est aussi en tant que guérisseur qu’en France le mineur Augustin Lesage compose ses dessins automatiques et c’est dans un état d’autohypnose qu’Hélène Smith, dès 1895, peint ses rêves somnambuliques.

Un an plus tard, Sigmund Freud invente le terme de psychanalyse. Désormais, la parole du patient, sa possibilité de composer, de nommer et d’associer les images que lui livre son inconscient, devient la voie royale de toute thérapie. L’art va suivre.

De dada au cinéma expressionniste

Les écrits de Freud ne semblent pas avoir directement inspiré les £uvres viennoises de Gustave Klimt et d’Egon Schiele, même si le ton est bien à l’introspection sans tabou sexuel. Ils vont par contre, grâce au Hongrois Sandor Ferenczi, marquer au fer rouge les débats littéraires de Budapest. Et, à Prague, le cubisme lui-même se teintera d’une forme de subjectivité étrangère aux £uvres de Picasso et de Braque. Pourtant, c’est surtout après la Première Guerre mondiale et dans le cadre du dadaïsme que les images vont de plus en plus être redevables à la psychanalyse. Si Max Ernst, qui a déjà produit précédemment des £uvres médiumniques, invite des artistes du dimanche, des analphabètes et des patients soignés en institutions psychiatriques à exposer avec lui à Cologne en 1919, c’est qu’il admire chez eux une spontanéité sans frontières. Mais il va aussi mettre au point une procédure calquée sur les principes mêmes de la cure psychanalytique. Avec le collage d’éléments soigneusement découpés dans des revues populaires et recomposés selon une organisation qui défie toute logique rationnelle, il cherche à provoquer des associations à première vue aussi aberrantes que ne le sont les images successives du rêve ou du délire de certains malades. De même, il invente le frottage. La technique consiste à partir d’empreintes grattées qui suggèrent au peintre d’abord, au spectateur ensuite, des récits inattendus. De son côté, dès la même année, à Paris, André Breton et Philippe Soupault rédigent un texte de façon automatique sans retouche ou repentirs. Plus tard, André Masson créera selon le seul recours à l’écriture automatique. On le voit, entre le fou, l’artiste et le médium, les frontières restent floues. Ce même flou convient aux £uvres. Est-ce ceci ou cela ? Ou les deux ou autre chose encore ? Le cinéma muet des années 1920, à son tour, joue la carte du mystère de l’inconscient et de ses ruses. Les ombres sont des actrices ; les gestes, les attitudes, les maquillages, tout concourt à enflammer l’imaginaire du spectateur qui ne peut arrêter le flux des suggestions. Du Cabinet du Docteur Caligari (Robert Wiene) aux Mystères d’une âme (véritable démonstration des théories freudiennes signée Georg Wilhelm Pabst), l’£uvre devient un lieu de projection personnel. L’image elle-même peut devenir hypnotique comme dans le film de Man Ray Emak Bakia, où les objets subissent l’assaut de toute une série de déformations. Marcel Duchamp (avec Anemic Cinema) va, comme Magritte plus tard, s’attaquer à la logique des mots elle-même piratée par la phonétique qui, à son tour, déstabilise le lecteur.

Inconscient et fascismes

La dernière partie de l’exposition révèle enfin comment, au moment où naissent et se développent les totalitarismes, l’inconscient peut, tour à tour, servir la cause des dictateurs (Hitler fut un lecteur attentif du livre de Gustave Lebon L’Imaginaire des foules) et celle d’un humanisme en quête de totale liberté.

Cette partie de l’exposition met particulièrement en évidence la façon dont, dans les pays dominés par le stalinisme russe, les procédures artistiques comme le photomontage, la solarisation, les jeux optiques, voire le hasard, peuvent aider à lutter contre la raison d’Etat illustrée par l’esthétique du réalisme socialiste. Le retour à la magie et aux théories freudiennes devient pour des peintres comme Victor Brauner, Jacques Hérold ou Josef Sima le moyen non plus d’assurer nos parts de rêve, mais d’éveiller les consciences.

Guy Gilsoul Lille, Hypnos, musée de l’Hospice Comtesse, 32, rue de la Monnaie. Du 14 mars au 12 jui

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