France : l’état de choc

Les jeux étaient faits. Au terme d’une campagne présidentielle soporifique, aux enjeux mal identifiés, les urnes du 21 avril accoucheraient d’un scénario prévu de longue date. Donnés vainqueurs au premier tour, le président sortant Jacques Chirac et son Premier ministre Lionel Jospin s’affronteraient lors du choix final, fixé au 5 mai. Un duel convenu, à faire bâiller les mouches. Pas de quoi mobiliser l’armada des pêcheurs et des bronzeuses, trop heureux d’aller savourer le printemps au bord de l’eau.

Mais voilà, c’était trop banal pour être vrai. Du « séisme » au « maelström », les commentateurs rivalisent d’images telluriques pour qualifier le verdict de dimanche : Chirac arrive en tête mais Jospin est éliminé, et c’est Jean-Marie Le Pen que le président sortant affrontera au second tour. Presque unanime, la gauche chamboulée appelle à voter Chirac le 5 mai, pour faire barrage à l’extrême droite. Dans les heures qui suivent, des dizaines de milliers de manifestants arpentent les grandes villes de l’Hexagone. En contepoint de leur colère, un leitmotiv : la « honte d’être français ».

C’est vrai, le paysage après la bataille est complètement dévasté. Il n’est glorieux que pour le chef du Front, qui exulte en retroussant les babines. Pour presque tous les autres, en revanche, c’est carrément la Berezina. Jospin, qui se condamne à quitter la scène publique, laisse derrière lui une gauche laminée. Les socialistes sont aux abois. Le parti cxommuniste de Robert Hue est pratiquement balayé de l’échiquier politique. Chevènement et l’écologiste Noël Mamère ont mordu la poussière. Quant au « rescapé », Jacques Chirac, il affiche la performance la plus médiocre de l’histoire présidentielle sous la Ve République : moins d’un Français sur cinq a opté, dès le premier tour, pour sa réélection.

Pourquoi ce désastre, pourquoi tant d’échecs ? L’abstention record (28,4 %) et l’éparpillement des candidatures (16 postulants) n’expliquent pas tout. La perspective d’une dispersion des votes n’a pas empêché 30 % des électeurs de choisir des candidats d’extrême droite ou d’extrême gauche qui tiennent en piètre estime les règles de démocratie.

Le camouflet infligé aux deux favoris du premier tour s’explique, avant tout, par le peu d’enthousiasme qu’ils suscitaient dans l’opinion publique. Le président sortant et son Premier ministre dominent la vie publique depuis vingt à trente ans. Aucun des deux ne pouvait prétendre incarner ce renouvellement auquel aspire l’opinion lorsque l’avant-scène affiche perpétuellement les mêmes têtes. Condamnés par la facétie des urnes à une cohabitation de cinq ans, ces deux hommes usés ont, malgré eux, brouillé la vie politique française et compromis sa lisibilité. Qui dirige le pays, son président de droite ou son Premier ministre de gauche ? Prévisibles jusqu’au moindre de leurs tics, ils se sont présentés au suffrage populaire au terme de campagnes peu différenciées, où les catalogues de mesures générales laissaient dans l’ombre les vraies différences. Enfin et surtout, la primauté donnée au marketing et l’obsession du pouvoir pour le pouvoir leur ont fait oublier la nécessité d’une réflexion affranchie des préoccupations tactiques, le devoir de prendre de la hauteur pour concevoir un projet politique digne de ce nom… et de la France. Enfin, l’insistance obsessionnelle sur les préoccupations sécuritaires, érigées en thème central de la campagne, a fait le reste : en servant trop copieusement la soupe à Le Pen, Chirac et Jospin lui ont ouvert un boulevard.

Ainsi prospère l’extrême droite, en France comme ailleurs en Europe : sur un terreau politique dont les acteurs semblent, à tort ou à raison, préoccupés davantage par l’ambition personnelle et la mainmise sur le pouvoir que par un investissement personnel et désintéressé au service de l’intérêt général. A fortiori, lorsque certains d’entre eux sont soupçonnés de corruption et de mensonge.

Face aux énarques policés qui vantent l’Europe, dissertent sur la mondialisation, soupèsent la croissance et chiffrent les impôts, Jean-Marie Le Pen sait trouver les mots qui vont au coeur des sans-grade.

Quand les Français trouvent que leur maison est, décidément, trop ouverte à tous les vents, il leur propose simplement de fermer portes et fenêtres, de chasser les angoisses du large en se repliant derrière les frontières. Irréaliste ? Démagogique ? Suicidaire ?

Sans doute. Mais peu leur chaut, à ces Français frileux, que Le Pen n’ait ni programme (sauf la haine raciale), ni solution crédible aux problèmes de la société contemporaine. Ce qu’ils aiment, chez ce quasi-vieillard bourré d’énergie, c’est son sens du spectacle et de la formule qui fait mouche, ce talent de bretteur qui cloue le bec aux technocrates, parce qu’ils ne peuvent lui donner la réplique sur le même ton.

Si ce premier tour calamiteux laisse un goût amer, il faut cependant relativiser sa portée. Les hordes fascistes ne vont pas déferler sur l’Hexagone, où plus de 80 % des électeurs ont voté… contre l’extrême droite. L’heure n’est donc ni à la « honte » ni à l’affolement, mais à l’action. La mobilisation de tous les démocrates, de droite comme de gauche, est absolument nécessaire. Rien n’assure, en effet, que Jacques Chirac l’emportera aussi nettement, au second tour, que l’annonçait le sondage réalisé le soir du 21 avril, qui lui promettait une victoire à 80 % contre 20 % à Le Pen.

Ce n’est pas tout. Même s’il gagne haut la main le 5 mai, Chirac sera largement élu… par défaut. Il doit admettre que la médiocrité de son premier mandat présidentiel lui vaut une large part de responsabilité dans ce qui se passe aujourd’hui. Véritable fauve politique, redoutable machine à conquérir tous les pouvoirs, le président sortant n’a jamais su excercer ses mandats avec la hauteur que requiert l’héritage dont il se réclame : celui du général de Gaulle.

« Une certaine idée de la France », fidèle à l’esprit des Lumières, volontaire à l’intérieur et visionnaire en Europe et dans le monde : en regard de ces idéaux, la vie politique de Jacques Chirac s’est confondue, jusqu’à présent, avec une imposture. Une dernière chance lui est offerte. Il doit la saisir.

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