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Fines flammes

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : l’actrice, comédienne et réalisatrice Fanny Ardant.

Elle fait souvent ses interviews là, dans cet endroit à mi-chemin entre le café australien et la brasserie parisienne. Les abat-jour sont en osier, les fauteuils en cuir et des serveurs hipsters servent des friendly dinners sur des toasts à l’avocat ou des pains à la banane. Aux mots  » interview, table discrète « , la serveuse – à la queue de cheval déstructurée et au tee-shirt rayé – démarre au quart de tour :  » C’est pour mademoiselle Ardant ?  » devine-t-elle avant de vous emmener, sourire connaisseur, vers sa table habituelle. Pas la plus confortable, pas la plus belle mais la plus discrète, en toute fin de banquette. Arrive alors Fanny Ardant. Avec sa chemise blanche glissée sous sa jupe crayon noire et son smoky eye qui saupoudre son regard, elle incarne l’archétype de la star, celle qui brûle les planches et crève l’écran, petit ou grand. Plus de quarante ans de carrière, une soixantaine de films, la moitié en pièces de théâtre et quatre courts et longs métrages comme réalisatrice…

La dernière compagne de François Truffaut a fait sciences po avant de devenir comédienne. Elle serait sans doute entrée dans l’action politique, violente même, si, grâce à la littérature, elle n’avait découvert le théâtre. Mieux qu’un film, la vie de Fanny Ardant se lit comme un roman. Tel un chat dressé sur ses pattes arrière, elle vous regarde, l’air sauvage ; vous sentez qu’elle en a vu passer des journalistes, intéressants ou non, et qu’elle en a entendu des questions, bêtes ou pas. Mais sa voix est douce. Et suave.  » Parler d’art, d’accord. Mais je ne suis pas conférencière, alors vous devrez me poser beaucoup de questions.  » Dans sa sélection envoyée par son agent, il y avait surtout de la musique et de la littérature, aux titres précis. Pour ses oeuvres plastiques, par contre, la liste ne retenait que le nom des artistes. C’est donc devant un inventaire de tableaux de l’un de ses peintres préférés (Le Caravage) que Fanny Ardant démarre l’entretien en rejetant les premières propositions, qu’elle trouve franchement niaises.  » Ah non, pas les petits jeunes hommes potelés ! Moi, ce que j’aime chez Le Caravage, ce sont les oeuvres violentes, les flèches dans le coeur, la mort de saints, les corps qui se tordent et les têtes qui tombent…  » En une phrase, c’est tout son tempérament qu’elle résume.

Le bonheur pèse, le mensonge libère

Faisant défiler les images de l’iPad, de ses doigts tout ornés de bagues en argent, elle s’arrête finalement sur les tableaux de Vilhelm Hammershoi, qu’elle a découvert, un jour, sur la couverture d’un livre. Ce sera son premier choix.  » C’est difficile d’expliquer pourquoi on aime tellement une oeuvre. Hammershoi me séduit surtout pour ses représentations de la solitude. Il peint toujours les gens de dos, jamais de face. Leur solitude nous semble dès lors encore plus profonde. En quelque sorte, il pose un cadre sur leur isolement.  » La comédienne dit regretter que notre société soit tellement attachée à l’idée du bonheur, qu’elle n’accepte pas que nous ne soyons pas  » toujours au top « .  » Aujourd’hui, il faut être heureux tout le temps, il faut être souriant tout le temps, c’est la dictature du life is so beautiful, ironise-t-elle. Or, chez Hammershoi, c’est exactement le contraire : nous ne sommes forcés à rien. Nous sommes libres d’interpréter le mystère de ses personnages, de leur inventer une histoire. C’est une porte ouverte sur l’imaginaire.  »

En somme, l’exact contraire de la photographie, que l’actrice confie détester intimement :  » Il y a tellement de photos qu’il n’y a plus de photographe, plus de point de vue. Les images ne sont plus que les duplicatas de la réalité, une pâle copie de la vie. L’image ressort in fine plus laide que la vérité.  » Confrontée jeune à la mort de ses proches, Fanny Ardant explique avoir pris conscience très tôt du caractère éphémère de la vie.  » Enfant, j’ai vu partir trop de gens que j’aimais. J’ai compris que nous n’étions que de passage, que ça n’allait pas durer, et qu’il fallait donc vivre pleinement. Sans ces disparitions, qui m’y enjoignaient, je serais sans doute restée comme une vieille fille chez mes parents, à lire des romans toute la journée en mangeant du chocolat. Mais voilà, il faut vivre et retenir chaque instant, le graver dans sa tête… Une belle lumière, un coup de vent dans la rue ou une soirée passée avec quelqu’un qu’on aime… Tous ces instants fugaces qui, à peine vécus, ont déjà disparu.  » Les propos plutôt sombres tranchent, fort, avec la vivacité du sourire, des gestes et du regard. Agrémentant l’entretien d’anecdotes, de mimes et de saynètes, l’actrice se révèle pétrie d’humour, dévoilant même ses mensonges préférés. Parce que, quand ça l’ennuie, Fanny Ardant est comme ça : elle ment. » C’est tellement plus amusant !  » A des journalistes qui l’interrogent sur les passages à vide de sa carrière, elle s’invente donc une seconde vie, cachée et très romanesque,  » mais dont elle ne peut pas parler « . Ou bien, lors de déplacements à l’étranger, elle raconte son quotidien de coiffeuse dans un village italien où, du prêtre au mafieux, tous viennent se faire lustrer le poil.

Tristan, Isolde et le soufre de l’amour

Pour sa seconde oeuvre d’art préférée, elle aimerait vous parler de Tristan et Isolde, l’opéra de Wagner. Et, tout en se décoiffant d’un geste vigoureux, elle découvre une longue et fine croix tatouée dans la paume de sa main gauche, qui ressemble furieusement à l’autre croix, pendue à son cou. Fanny Ardant est tellement chic qu’on ne remarque plus ses accessoires gothiques.  » Comme je n’avais pas d’amis à l’école, j’allais très souvent au concert, le soir. Il y avait un grand orchestre à Monaco (où son père, un ancien commandant de la Légion étrangère devenu colonel était alors en poste) et même si, parfois, je m’ennuyais beaucoup au spectacle, j’avais accepté l’idée que l’ennui puisse être l’antichambre de la fulgurance. Je savais que même si certains passages m’ennuyaient au plus haut point, la musique allait bientôt me dépasser et me frapper au coeur. Alors, je guettais la passion, la violence ou l’amour dans les différents airs que j’entendais.  » Fanny Ardant évoque cette magnifique représentation du Don Juan de Mozart, un personnage presque mythologique, l’archétype de l’homme qui sent le soufre et dont elle confesse  » raffoler  » ; même si, avec des hommes comme ça,  » l’amour est un désastre « . Elle éclate de rire en baissant les yeux, puis repart de plus belle :  » Je suis toujours frappée par les femmes qui prétendent n’avoir jamais connu qu’un seul homme dans leur vie. Je m’interroge : serait-ce une sorte de Roméo et Juliette qui aurait bien réussi ? En tout cas, si c’est ça, moi je m’agenouille, je me prosterne devant ces coeurs purs, qui entrent en amour comme on s’engage au couvent… J’en pleurerais tellement j’aurais souhaité avoir cette vie-là…  »

Un amour à la Tristan et Isolde qu’elle entendait à travers la cloison de sa chambre lorsque son frère écoutait Wagner à tue-tête couché par terre dans le noir.  » Tristan, mais quelle ouverture ! Moi, je sais que, comme Isolde, on peut mourir d’amour parce que, contrairement à ce qu’on croit, l’amour ce n’est pas « papa, maman, la bonne et moi ». L’amour, ça ne sert pas à « construire » mais à donner du sens à votre vie. Comme pour Tristan et Isolde, ça vous consume, ça vous allume et ça vous brûle. Après, vous êtes comme un grand brûlé qu’on ne pourrait plus toucher… On entre peut-être dans d’autres histoires par la suite, mais rien ne sera jamais plus pareil. Il n’y a plus de passion mais une sorte de gémellité, un « autre » avec qui vous vous entendez bien et qui vous ressemble « . Fanny Ardant en appelle alors à la Princesse de Clèves pour conclure que, finalement, l’art ne prend jamais que la place que l’amour lui a laissé.  » D’ailleurs, si Mozart et Proust avaient connu une vie heureuse, ils n’auraient jamais réalisé leurs chefs-d’oeuvre.  »

Proust, mode d’emploi de la vie

Proust, justement. Un autre de ses grands amours, qu’elle a découvert comme tant d’autres écrivains durant son enfance, solitaire mais heureuse, à l’ombre de parents bienveillants.  » Je n’avais pas d’amie parce que l’école et les bandes de filles qui gloussaient et poussaient des petits cris m’ennuyaient. Je préférais les adultes, comme j’ai toujours préféré les hommes beaucoup plus âgés que moi. Pas pour Lolita, hein, mais parce que j’aimais leur intelligence et leur culture. Et puis, les hommes plus jeunes, ça m’a toujours fait peur, j’ai trop lu que pour ne pas y voir Chronique d’une mort annoncée. Quand on connaît la littérature, on ne sait que trop comment ça se termine.  » C’est par cette littérature qu’elle a découvert le théâtre, parce que  » quand on lit des choses aussi belles, il est impossible de ne pas les dire à voix haute pour les partager avec ceux que vous aimez. Mais le génie des grands écrivains, c’est de vous faire croire qu’ils ont écrit pour vous, alors que ce n’est pas votre histoire, que vous ne connaissez rien encore de la passion, de l’amour ou de la vie. C’est en cela que l’oeuvre de Proust reste, à mes yeux, le meilleur mode d’emploi de la vie. En un livre, il condense ce que nous aurions mis trente ans à découvrir ou à comprendre. Avec lui, vous gagnez du temps.  »

Un temps qui se rappelle alors à elle par la sonnerie de son téléphone portable. Inquiète en découvrant le nom de son correspondant sur l’écran, elle décroche par un  » Mon amour « , avant de promettre de rentrer immédiatement et glisse avant de raccrocher :  » Attends-moi, mon petit.  » C’était sa fille. Fanny Ardant est aussi, ou avant tout, maman de trois enfants nés de pères différents.

Par Marina Laurent

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