Filipacchi refait le match

De Salut les copains au rachat de Paris Match ou au lancement de Lui, le Citizen Kane français a longtemps régné sur un empire. Mais on ignore souvent que ce fou de jazz est aussi un immense collectionneur d’ouvres surréalistes. Il se raconte enfin dans une autobiographie. Interview.

Cet homme est une légende. Animateur, dans les années 1960, de l’émission Salut les copains –  » Quel titre ridicule !  » sourit-il aujourd’hui – et ex-patron du plus grand groupe de presse magazine du monde, Daniel Filipacchi, éternelles lunettes teintées sur le nez et faux air de Gregory Peck, est avant tout un esprit libre. Sur les murs de ses bureaux de Saint-Germain-des-Prés, où il nous reçoit, une infime partie de sa collection d’£uvres surréalistes – Magritte, De Chirico, MirÓà -, la plus importante du monde, dit-on, qui a eu les honneurs d’une rétrospective au musée Guggenheim de New York. A 84 ans,  » Citizen Dan  » s’est enfin décidé à publier ses souvenirs, sous un titre malicieusement  » magrittien  » : Ceci n’est pas une autobiographie (Bernard Fixot). Un livre  » direct  » comme son auteur, pour qui les jolies filles, le jazz et l’instinct prévaudront toujours sur la religion, la politique et les grands discours. A cette occasion, le dernier condottiere de la presse française, qui a toujours fui la lumière, a accepté de se confier.

Le Vif/L’Express : Vous aviez toujours refusé d’écrire vos Mémoires. Pourquoi avoir subitement changé d’avis ?

Daniel Filipacchi : Le 21 novembre 2010 au matin, je me suis réveillé au pied de mon escalier, avec deux vertèbres fracturées. J’avais perdu connaissance pendant plusieurs heures. J’ai réussi à ramper et à appeler le Samu. Verdict des médecins : deux ou trois mois d’immobilisation. Alors je me suis mis à cogiter dans mon lit et les souvenirs sont remontés à la surface. J’avais un iPad sous la main et j’ai commencé à taperà

Vous avez eu une enfance très particulière, qui vous a amené, très jeune, à fréquenter d’immenses personnalitésà

Avant guerre, mon père était secrétaire général des Messageries Hachette. En 1940, c’est lui qui a été chargé par les Allemands de dresser la fameuse  » liste Otto  » des livres interdits à la vente, ce qui lui a valu d’être poursuivi, et finalement blanchi, à la Libération. Plus tard, il lancera le Livre de poche en France. Avec ma mère, qui a créé l’ancêtre du Club Méditerranée, à Calvi, en Corse, ils fréquentaient beaucoup de monde. En 1941, par exemple, je suis parti en vacances chez Georges Simenon, en Charente. J’adorais ses romans, mais je me suis retrouvé face à un homme plutôt ennuyeux. Avec Marcel Duhamel, le fondateur de la Série noire, que j’aimais beaucoup, je suis aussi allé passer quelques jours chez Jacques Prévert, à Belle-Ile-en-Mer. Il était un peu pontifiant et me mettait mal à l’aise lorsqu’il était soûl.

Vous n’avez jamais eu le bac. Etes-vous un pur autodidacte ?

Je n’aime pas trop ce mot. Vous ne pouvez pas savoir combien j’ai travaillé pour assouvir ma passion du jazz ! A la fin des années 1950, il y avait un show très célèbre sur CBS, The 64 000 Dollar Question. Si vous répondiez à une série de questions, vous empochiez cette somme. J’ai participé aux sélections, en choisissant comme thème le jazz, et j’ai fait un sans-faute. Mais, étrangement, je n’ai jamais été invité à l’émission elle-même. Quand je m’en suis étonné auprès du producteur, il m’a dit :  » Daniel, ce n’est pas possible, vous avez triché, hein ?  » Non, j’étais un puits de science sur le jazz, c’est tout.

Quel a été votre premier vrai métier ?

Paparazzo. Planquer, faire des photos à la sauvette. Mais attention, un paparazzo bien élevé ! A mes débuts à Paris Match, j’étais le préposé à Pétain ! Le Maréchal était prisonnier dans son fort sur l’île d’Yeu. Mon rédacteur en chef ne voulait surtout pas rater sa mort. Alors, dès que le Maréchal toussait, on m’envoyait là-bas ! J’ai fini par y louer une maison, ma femme et mon premier enfant sont même venus s’installer avec moi. On mangeait des huîtres en imaginant des stratagèmes pour approcher l’invisible Pétain. J’ai réussi à faire des photos de la Maréchale confectionnant un faux gâteau d’anniversaire pour son époux, que j’ai envoyées par pigeon voyageur vers le continent. Puis j’ai soudoyé un gardien du fort et lui ai passé un petit Minox. Il a bien réussi à faire quelques clichés de Pétain, mais les a vendus àà Life ! Je peux bien le dire aujourd’hui : je n’ai jamais aimé faire des photographies.

C’est l’émission Salut les copains, sur Europe 1, qui va, indirectement, faire votre fortuneà

Nous l’animions avec mon complice, Frank Ténot. Ce fut un succès tel que nous avons décidé de la décliner sous la forme d’un magazine en kiosques. Personne n’y croyait vraiment. Nous y avons investi toutes nos économies. Le premier numéro, en juin 1962, s’est vendu à 100 000 exemplaires, puis nous sommes montés jusqu’à 900 000. Ensuite, j’ai lancé Lui. Un magazine qui montrait des femmes légèrement dénudées, c’était très nouveau, pour la France, en 1963. Nous avons d’ailleurs été quasiment interdits, au début. Mais comme je connaissais la fille du ministre de l’Intérieur, Roger Frey, les choses se sont arrangées. Grâce aux bénéfices, en m’associant avec mon ami Jean-Luc Lagardère, j’ai pu racheter plus tard Match et Elle, qui battaient de l’aile, et que nous avons relancés. En revanche, je me suis empressé de revendre à Nicolas Seydoux Le Point, qui était alors encore dans l’escarcelle d’Hachette. Les hebdos politiques sont trop compliqués à gérerà

On sent d’ailleurs que la fréquen- tation des hommes politiques n’a jamais été votre tasse de théà

Je les trouve ennuyeux. Avant de racheter Match, il a fallu demander une sorte d’imprimatur à Matignon. Vous savez, pour un homme politique, il n’y avait rien de plus important que de faire un jour la couverture de Match. Alors j’ai dû aller rencontrer la conseillère de Chirac, Marie-France Garaud, qui a donné son feu vert. Je garde un souvenir épouvantable de la fausse bonhomie de Pasqua, que j’étais allé voir pour tenter de faire libérer Jean Durieux, un de nos journalistes, emprisonné pour avoir publié les fameuses photos de la victime du Japonais cannibaleà Plus tard, j’ai été très content que Match publie le cliché de François Mitterrand sur son lit de mort, un magnifique  » coup  » qui a ennuyé tous les bien-pensants. Non, franchement, les politiquesà J’ai pris infiniment plus de plaisir à fréquenter Louis Armstrong ou Salvador Dali.

Comment est née votre passion pour le surréalisme ?

Un jour, à 11 ans, j’ai acheté, un peu par hasard, Le Revolver à cheveux blancs, d’André Breton. J’ai été subjugué par la beauté de cette poésie. Du coup, j’ai enchaîné avec Aragon et Tzara. Puis j’ai découvert la peinture surréaliste, un art plutôt figuratif qui me rappelait sans doute un peu la photographie. A l’époque, MirÓ et Dali étaient déjà cotés, mais vous pouviez acheter des toiles de Magritte, Max Ernst ou Victor Brauner pour presque rien. J’ai également acquis quelques Chirico de la période métaphysique. J’ai même échangé un bel appartement, que je possédais sur la 83e Rue, à New York, contre des tableaux de Paul Klee, MirÓ et Matisse. Plus tard, j’ai aussi troqué un appartement parisien contre trois Magritte et trois Brauner. J’ai même donné mon appartement de Megève contre une porte peinte par Max Ernstà Quand j’ai annoncé ça à ma mère, elle a failli tomber dans les pommes. J’ai une immense admiration pour Max Ernst, dont j’ai pu racheter les célèbres collages de la série Une semaine de bonté à la barbe des autorités françaises, qui se sont comportées stupidement avec sa veuve, Dorothea Tanning, que j’aimais profondément.

On ne peut pas en dire autant de Simone Signoretà

Simone avait été la secrétaire de mon oncle, Jean Luchaire, un ultra de la collaboration, fusillé en 1946, mais elle n’aimait pas qu’on le lui rappelle. Elle m’en a beaucoup voulu d’avoir rapporté les propos de mon ami Henri Crolla, guitariste de jazz, qui avouait s’ennuyer mortellement en accompagnant Montand. Et puis cette éternelle donneuse de leçons m’a reproché un jour d’avoir osé diffuser Sylvie Vartan juste après Ella Fitzgerald dans Salut les copains. Elle n’arrivait même pas à comprendre que mon but était justement de faire découvrir le jazz en utilisant les yé-yé !

Vous avez toujours professé un bien peu sarkozyste  » L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tard  » et avez souvent dirigé votre empire depuis votre bateau dans les Caraïbesà

Un jour, il y a bien longtemps, Lucien Morisse, patron d’Europe 1, m’a pro- posé la prestigieuse tranche 9 heures-midi. J’ai refusé. Je ne voulais pas me lever à l’aube. Plus tard, quand j’ai dirigé un groupe de 12 000 salariés, je n’arrivais jamais au bureau avant 14 heures, en pleine forme, quand les autres étaient déjà un peu fatigués. Je travaille mieux la nuit et je réfléchis mieux sur mon bateau.

Parmi vos multiples activités, vous avez été chroniqueur de jazz à L’Express, en 1960 !

Oui, d’ailleurs, le patron, Jean-Jacques Servan-Schreiber, fut la première personnalité  » sérieuse  » à accepter de donner une interview à Lui. Grâce à ce précédent, d’autres ont suivi, y compris les hommes politiques. C’est cela qui a fait le succès du magazine. Et m’a permis d’acheter quelques toiles de plusà

Ceci n’est pas une autobiographie, par Daniel Filipacchi Bernard Fixot, 446 p.

JÉRÔME DUPUIS

 » J’ai troqué un appartement parisien contre trois Magritte et trois Brauner « 

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