Feu sombre

Déterrant Ambroise Thomas, un compositeur injustement oublié,

Pour peu que l’oeil s’accommode, durant trois heures et demi, du seul et unique décor de pans de briques noires que des escaliers fuligineux, sur scène, percent en tout sens en s’enchevêtrant non sans quelques crissements crispants, il faut remercier la Monnaie d’être allée exhumer, dans les catacombes du répertoire, ce petit bijou qu’est Hamlet.

Pièce maîtresse du compositeur français Ambroise Thomas (dont l’Histoire n’a finalement rien retenu d’autre, sinon un certain Mignon), voilà un opéra au destin étonnant ! Cinq ans après sa création à Paris, en 1868, cette adaptation du drame de Shakespeare était mise à l’affiche, non-stop, dans toutes les salles lyriques du monde. A Bruxelles, ce fut même l’oeuvre la plus souvent jouée… jusqu’à son black-out total, dès 14-18. Auteur encensé, avant d’être jugé facile, inconstant ou dépourvu de style, Thomas, qui pâtit sans doute du succès des Berlioz, Gounod et Massenet, n’en a pas moins produit une partition qui compte – et pas seulement pour le rôle important qu’elle confère à un baryton, ni pour l’introduction pionnière du saxophone. La spirale de folie qui aspire littéralement le prince Hamlet (on se rappelle qu’il découvre sa mère, son oncle et son futur beau-papa impliqués dans le meurtre de son royal père, ce qui fait malgré tout beaucoup de traîtres au château) recèle une tristesse indicible, un désespoir si tangible qu’il donnerait envie de vivre, par réaction, au plus down des dépressifs.

Déjà complices, à la Monnaie, pour Les Huguenots (juin 2011), le chef d’orchestre Marc Minkowski, qui sublime l’étrange mélancolie des  » sonorités grises  » d’Hamlet, et le metteur en scène vedette Olivier Py (trop fréquemment absent, durant les répétitions, au goût des solistes !) ont choisi d’offrir ici une version arrangée, qui combine le long texte original écrit pour Paris au final plus tardif destiné à Londres, et dans lequel le héros se suicide. On ne fait pas d’Hamlet sans casser des oeufs.

Le résultat est un spectacle qui, tel une potion amère, se déglutit d’une traite (un entracte, quand même), lugubre à souhait, ouvert sur les possibles (Hamlet est-il vraiment marteau ou simule-t-il la folie ?) et doté de chanteurs dont la grande sensibilité assure. Servi par d’habiles comédiens, ils se dédoublent en paires parfaites dans la fameuse scène du théâtre. Complètement nu dans une baignoire où il tente de noyer la reine Gertrude en proie elle aussi au délire (la mezzo Jennifer Larmore), Stéphane Degout/Hamlet imprègne l’oeuvre d’une fantastique vitalité, en dépit du psychisme du personnage, qui part en vrille. Mais c’est l’autolyse d’Ophélie (Lenneke Ruiten), également vaincue par la maladie mentale au quatrième acte, qui donne raison au public d’avoir tenu bon dans cet univers lourdement pathologique. La voix agile et pure de la soprano néerlandaise, son chant frémissant désespéré d’une insoutenable beauté, rappellent ce qu’Hamlet ne cesse de tagger sur tous les murs du palais, et qu’il serait sage que chacun de nous intègre à jamais :  » Je suis le roi de mes douleurs « …

Valérie Colin

Hamlet, à la Monnaie (Bruxelles), jusqu’au 22 décembre. www.lamonnaie.be

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