FESTIVAL DE CANNES

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Le triomphe mérité de Nanni Moretti couronne l’émotion dans un Festival qui n’en offrit que peu

De véritable coup de coeur, il ne fut question qu’une seule fois lors de la 54e édition du Festival de Cannes. Liv Ullmann, la présidente du jury, qui avait proclamé d’emblée son désir de voir triompher l’émotion, ne pouvait qu’emmener ses complices vers le couronnement de Nanni Moretti et de sa Chambre du fils. D’aucuns, même touchés par ce très beau film, lui firent bien (jusqu’au sein du jury) le reproche d’avoir une facture assez quelconque, voire pas de style du tout. S’il est profondément injuste – la discrétion d’une mise en scène n’impliquant pas son absence -, ce grief n’en soulignait pas moins, a contrario, les faiblesses de tant d’autres oeuvres présentées cette année en compétition, et où le brio formel masquait plus ou moins bien un grand vide d’émotions et d’idées.

L’ombre d’Amélie et les grands absents du palmarès

Le ton fut donné d’entrée de jeu avec Moulin Rouge, de l’Australien Baz Luhrmann. L’homme de Romeo + Juliet nous plongea pour la soirée d’ouverture dans un véritable musical postmoderne, remplaçant les standards de la comédie musicale hollywoodienne par des extraits du répertoire pop et rock (de Bowie à Madonna, en passant par Elton John et Nirvana). Brillantissime dans ses scènes chantées et dansées, le film ne parvenait néanmoins pas à convaincre dans la partie sentimentale d’un récit où amour fou et mélodrame déployaient pourtant leurs charmes sous les traits désirables de Nicole Kidman et Ewan McGregor. Et certains de penser en soupirant à ce Fabuleux Destin d’Amélie Poulain refusé par le Festival, et qu’une série de coïncidences permettaient de clairement comparer à Moulin Rouge. Les deux films se déroulent dans un Paris nostalgique et fantasmé (le titre anglais du film de Jeunet est Amélie From Montmartre, lieu où se déroule celui de Luhrmann!). L’un comme l’autre transforment la réalité au gré d’une folle imagination et à coups d’effets spéciaux volontiers numériques. Et tous deux adoptent par ailleurs un propos romantique très fleur bleue. Mais Amélie battait Moulin Rouge sur le plan de l’émotion, et les regrets s’affichaient de le voir absent. L’ombre du chef-d’oeuvre exclu de Cannes allait planer sur les premières heures de la fête festivalière, et de plus en plus cruellement, ensuite, sur une sélection française pourtant riche d’au moins deux films marquants. Aux qualités remarquables du sombre Roberto Succo de Cédric Kahn (sur nos écrans depuis une semaine) vinrent en effet s’ajouter celles, au contraire souriantes, de Va savoir, le meilleur Rivette depuis longtemps. Cette comédie mêlant la vie, l’amour et le théâtre dans la meilleure tradition de Marivaux trancha sur l’ambiance plutôt noire de la sélection. Beaucoup voyaient déjà le film au palmarès, mais il n’en fut point. Comme nous manquent, aussi, dans la distribution finale des prix les deux autres films positifs au programme, singulièrement réalisés eux aussi par de grands anciens!

Manoel de Oliveira signe en effet un petit bijou de cinéma avec Je rentre à la maison, un film qui commence comme une méditation sur le vieillissement et la mort (Michel Piccoli, superbe en acteur de théâtre, apprend, au sortir de scène, la disparition brutale, dans un accident, de tous les siens, à l’exception de son seul petit-fils) et tourne progressivement à la célébration d’une liberté farouchement défendue face aux compromis navrants. Cette même liberté est cultivée par Shohei Imamura, auteur, avec De l’eau tiède sous un pont rouge, d’un hymne au bonheur de se réiventer et au plaisir charnel. Cette histoire, étrange autant que belle, nous lance sur les pas d’un homme frappé par le chômage, se rendant dans une petite ville où un ami clochard tout juste décédé lui dit avoir caché un trésor, et retrouvant le goût d’aimer dans les bras d’une femme-fontaine que l’orgasme transforme en source miraculeuse. C’est drôle autant que sensuel, superbement joué par des acteurs complices (les mêmes que dans le précédent et déjà formidable L’Anguille) et admirablement troussé par un Imamura plus jeune – créativement parlant – que jamais!

Le sacre d’Isabelle, les larmes de Nanni

L’absence au palmarès des vieillards terribles que sont Imamura et de Oliveira est diablement regrettable. Parce que leurs films exultent et jouissent, là où tant d’autres cette année paraissaient sans âme. Pour se limiter à ceux bel et bien retenus, eux, pour les récompenses, nous citerons le Mulholland Drive de Lynch et The Man Who Wasn’t There des Coen. L’un comme l’autre sont de bons films, réalisés avec inspiration par des artistes au sommet (ou presque) de leurs moyens visuels. Côté contenu, par contre, on guette vainement l’émergence d’une authentique idée, d’une émotion palpable. Lynch est un maître de l’inquiétude, et le cauchemar hollywoodien où il plonge une jeune actrice naïve en est une nouvelle preuve. Mais on ne retient rien d’un spectacle où le cinéaste semble ne pas croire lui-même à l’existence de quelque élément concret sous la surface des images. Le film des géniaux frères Coen est meilleur, mais cet hommage au film « noir » (en particulier celui qu’inspira le romancier James Cain), réalisé en noir et blanc superbe et interprété à la perfection par le caméléon Billy Bob Thornton, est d’une froideur glaçante. On ne s’attache aucunement à ce coiffeur de province se laissant entraîner dans une suite de mésaventures criminelles à la conclusion fatale. Un prix de la meilleure mise en scène était sans doute le maximum envisageable pour Lynch et les Coen. Ils l’ont obtenu ex aequo, de manière presque prévisible.

Plus inattendu, et franchement bienvenu, fut le prix du scénario pour Danis Tanovic et son No Man’s Land, en fait la seule véritable révélation du Festival. D’une belle audace, renouant avec la veine est-européenne de l’humour désespéré, le film réunit dans une tranchée deux soldats bosniaques et un autre, serbe, ennemis au sort soudainement lié dans une farce tragique dont personne (pas même l’ONU) ne sortira indemne, tant la guerre est haïssable et réveille le pire dans l’humain.

Le jury, mené par Liv Ullmann, aura donc récompensé trois fois La Pianiste, de Michael Haneke. Certains votants auraient bien aimé lui accorder la Palme, d’où son Grand Prix de consolation. Haneke n’aurait pas mérité la récompense suprême, La Pianiste étant moins fort et dérangeant que son Funny Games (1997), malgré un sujet une fois de plus sulfureux. Les prix d’interprétation signalent, eux, une belle lucidité de la part d’un jury qui n’a pas voulu laisser la prestation remarquable de Benoît Magimel dans l’ombre de l’extraordinaire performance d’Isabelle Huppert. En effet, la plus intelligente des actrices françaises est confondante de talent dans le rôle immensément difficile d’une musicienne partagée entre aspiration spirituelle et appétits sexuels extrêmes. Mais son jeune partenaire lui donne une réplique digne d’elle dans celui de l’étudiant dont l’amour va encourager la prof de piano à tomber le masque et à révéler les désirs sadomasochistes qu’elle taisait jusque-là.

Pour la Palme, tout le monde, à vrai dire, s’attendait au triomphe de Nanni Moretti. La projection de La Chambre du fils avait profondément ému jusqu’aux plus blasés des critiques. Tant de vérité s’offre à voir, et à ressentir, dans ce drame poignant où un psy (joué par Moretti lui-même), son épouse et leur fille se retrouvent désemparés face à l’inacceptable: la mort du fils adolescent de la famille. La pudeur extrême du réalisateur italien, la justesse de sa mise en scène et de l’interprétation, l’intensité d’un film vierge de toute démagogie ne pouvaient que se voir reconnaître au sommet de la vague triste, douloureuse, voire parfois morbide, qui noya cette année dans la sélection les exultations « déplacées » de quelques vétérans irrémédiablement amoureux de la vie et de la liberté…

LOUIS DANVERS

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