Fenêtre sur maison close

A quoi ressemble la vie des prostituées d’un salon de charme de Lausanne, en Suisse ? Bordel, un livre-enquête de Sophie Bonnet dont Le Vif/L’Express publie des extraits, raconte les jours et les nuits d’un lieu propice à bien des fantasmes. Derrière le luxe, le piège de l’argent facile et de l’enfermement.

On la dit  » glamour  » et sans contraintes. Le remarquable livre de Sophie Bonnet sur la prostitution de luxe devrait remettre quelques idées en place. Bordel, publié le 13 mars aux éditions Belfond, est un document rare, une plongée clinique et sans a priori dans l’intimité de l’un des plus grands salons de charme suisses. L’établissement de centre-ville dans lequel cette journaliste s’est immiscée, magnéto en main, à l’été de 2012, abrite derrière ses sobres rideaux blancs 15 chambres sur deux rangées, séparées par un couloir. Environ 70 filles y travaillent à l’année, dix-huit heures d’affilée et cinq ou six clients par jour. Alanguies sur les canapés blancs du salon  » de présentation  » à la déco moderne, elles attendent que le chaland débarque et fasse son choix. Le menu des prestations est affiché comme chez tout bon bistrotier : 160 euros le rapport simple ; 245 euros avec fellation et sodomie… La plupart des  » hôtesses  » ont entre 18 et 22 ans ; apprentie esthéticienne pour l’une, infirmière pour l’autre, parfois mères de famille. Les trois quarts sont des Françaises maghrébines, et viennent de grandes villes comme Paris, Lyon ou Marseille. Elles sont arrivées là de leur propre chef, souvent appâtées par un reportage télé qui leur a fait miroiter une vie de luxe. Aucune ne se plaint de son sort. De la même manière que, dans leurs cités d’origine, les garçons préfèrent le  » business  » aux boulots légaux mais mal payés, elles concrétisent leurs rêves de réussite matérielle en tapinant, loin de chez elles, trois jours par semaine. La  » puterie « , comme elles disent, leur rapporte jusqu’à 20 000 euros mensuels, payés en espèces, dont elles reversent 30 % à Wanda la taulière. Mais là s’arrête le  » bon plan « . Car comment dépenser une fortune qui paraît suspecte en France, où personne ne connaît leur activité, et sur laquelle aucun impôt n’est prélevé en Suisse ?  » Quelques-unes parviendront à ouvrir de petits commerces, mais les autres ne quitteront jamais la prostitution, note Sophie Bonnet. Elles iront de salon en salon, de moins en moins prestigieux, et finiront par travailler seules et louer une chambre minable en ville pour y recevoir quelques clients réguliers.  » Car un bordel, même de luxe, reste un bordel. Et la prostitution, une maison close.

[EXTRAITS] Dans la salle commune

Les filles mangent à toute heure du jour et de la nuit de la junk food réchauffée au micro-ondes et avalent sans interruption des canettes de Red Bull. Des stocks sont entreposés à différents endroits du salon. Les journées sont immuables, le rythme est toujours le même, équipe de jour, équipe de nuit, équipe de jour, équipe de nuit…

Entre les sonneries des clients, elles attendent, mangent, dorment, se disputent, crient ou téléphonent. Elles ont toutes un casier métallique qui ferme à clé pour ranger leurs très nombreuses tenues, chaussures, affaires de toilette et de maquillage. […] La salle est remplie de vêtements de grandes marques, de sacs à main et de chaussures de luxe. Des amoncellements sidérants de lingerie, de produits de beauté et de matériel informatique ; des sacs Gucci, Dior, Hermès ou Chanel, valant plusieurs milliers d’euros chacun, des chaussures Louboutin ou des montres Rolex.

Le changement d’équipe vient d’avoir lieu. Les filles qui travaillent le jour ont un rythme de vie relativement équilibré, la plupart ont un appartement et des repères. Celles de l’équipe de nuit, beaucoup plus nombreuses et beaucoup plus jeunes, sont très majoritairement  » décalées  » et désorientées.

Pour faire des économies, beaucoup dorment au salon avec l’accord tacite de Wanda, qui ferme les yeux. […] Chaque nuit, le flot des clients commence à se tarir vers 5 ou 6 heures, les filles se recroquevillent, épuisées, espérant que plus aucun client ne se présente.

Lorsqu’elles terminent, il est 7 ou 8 heures du matin, elles se couchent dans un coin du salon, sur les canapés, par terre, dans le fumoir, elles s’entassent les unes sur les autres sur quelques vêtements. Elles dorment au milieu du bruit et du passage jusqu’à 10 ou 11 heures. On les retrouve au matin, les genoux repliés, un manteau sur elles. Puis elles émergent difficilement et parviennent à tenir le coup à force de Red Bull, de coke et de cigarettes.

(Svetlana fait son entrée. 48 ans, ancien mannequin polonais, un corps sculptural.  » Cette « vieille pute », écrit Sophie Bonnet, intimide toujours un peu les autres filles. « )

Svetlana :  » Oh là là ! Vous me donnez mal à la tête ! Arrêtez de parler si fort.  »

Maëlle :  » C’est vrai, on parle trop fort ?  »

Svetlana :  » J’ai vu Julia dans le fumoir, elle s’est pas présentée une seule fois aujourd’hui. Je lui ai dit : « Alors, pourquoi tu viens ici ? Tu viens ici pour les vacances ? Pour rester assise dans un fauteuil ? »  »

Adèle :  » Au fait, combien je te dois ?  »

Svetlana :  » 450 euros.  »

Adèle :  » T’es sûre que tu m’arnaques pas de 20 euros ?  »

Svetlana :  » 200 euros, ça fait 258 francs, et maintenant tu dois me payer 330 francs en plus. Oui, c’est ça, tu comprends ce que je veux dire ?  » […]

Adèle :  » Pourquoi pas 440 ? Avec les Polonais, c’est des négociations tout le temps, donc on peut négocier, non ?  »

Svetlana, qui commence à s’énerver :  » Non, nous, on négocie pas. Chez nous, il y a pas beaucoup bazar, pas beaucoup bazar, bazar, c’est en Roumanie, tu te trompes, c’est à côté, mais en Roumanie, c’est toujours prix négocié comme ça, comme ça, mais pas en Pologne, nous, on est civilisés, les comptes sont tous bien, ne t’inquiète pas !  »

Adèle lui donne les billets et Svetlana s’en va.

Adèle à Maëlle :  » Pff, quelle grippe-sou, celle-là ! Je te jure, l’autre mec, là, il m’a démotivée quand il m’a donné tout ce fric, j’avais plus envie de bosser.  »

Eva revient de la douche, les seins à l’air, une petite serviette nouée autour des hanches. Elle a laissé son casier ouvert et Julia est en train de se servir dans ses affaires de toilette.

Eva :  » Elle est où la bouteille de gel que j’avais laissée là ?  »

Julia :  » Lâche-moi, je me mêle pas de ta vie, moi.  »

Eva :  » Putain, mais t’en as pas marre de piquer des trucs dans les casiers des autres ? Tu t’es vue avec tes seins refaits et ton gros cul ?  »

Julia :  » Franchement, je sais pas qui c’est qui peut avoir envie de baiser avec toi.  »

Eva :  » Sale pute, dégage d’ici, rends-moi mes affaires !  »

Eva lui arrache violemment des mains la bouteille de gel.

Julia :  » Eh, tu fais quoi ? Espèce de tarée !  »

Eva :  » T’as compris ? Dégage !  »

Les nouvelles

(Wanda s’adresse à une jeune femme, venue passer un entretien d’embauche.)

 » Ici, je préfère te le dire tout de suite, le client, quand il vient, c’est pour une prestation sexuelle. Il ne vient pas pour discuter ou avoir de la compagnie. […] Pour ce qui est des revenus possibles, ça dépend uniquement des prestations que tu es d’accord pour faire. […] Après, il faut quand même se dire que tu es comme moi, tu n’as plus 20 ans, donc il faut taper large. Les seules qui peuvent se permettre de pratiquer un minimum de prestations, ce sont les gamines entre 18 et 25 ans, et même plutôt 18 et 22 ans. A 25 ans, elles sont déjà trop vieilles. Les clients, ils vont tout de suite leur en demander plus. C’est devenu assez ingrat comme milieu. Il y a quelques années, les filles entre 18 et 25 ans, quand elles se prostituaient, elles ne proposaient rien de très hard. […] Là, parfois, je reçois des mails de gamines auxquels je refuse de répondre. Des fois, mon mari me dit : « Mais réponds, tu as vu comment elle est ? » Je lui dis : « Mais arrête, elle est plus jeune que notre fils ! » Et maintenant, ces gamines, quand elles arrivent sur le marché, elles font déjà beaucoup de choses. Quand elles viennent ici, je leur parle des prestations proposées et je leur demande : « Mais ça, tu sais ce que ça veut dire ? » Elles me disent : « Ben ouais, je le fais déjà avec mon copain, donc je ferai pareil. » Et là, tu te dis : « OK, c’est vraiment plus la même chose qu’avant »…  »

Les clients

Lily :  » […] Et l’autre, tu sais le client de Serena, tu l’as déjà eu ?  »

Véra :  » Lequel ?  »

Lily :  » Tu sais, quand on est parties se présenter à trois ? Alors lui, il est vraiment bizarre, avec sa main qui tape comme un marteau. A chaque fois, il met sa main sur ma tête et il tape des coups secs. Bon, ça me traumatise pas, mais quand je suis dans la chambre, parfois j’ai envie de me marrer. Il fait ça pendant l’acte. Pendant que je le suce, il appuie avec sa main, genre gorge profonde. Il fait comme avec un marteau, il pose sa main à plat sur ma tête et avec son poing, il tape.  »

Véra :  » Je l’ai jamais eu, celui-là. Et tu te rappelles le client de Celia qui se branlait dans le couloir ? Il était exhibitionniste ; ça m’étonne pas d’elle, remarque, elle a que des clients bizarres. Il voulait faire l’amour dans les couloirs et dans le fumoir, il voulait ouvrir la porte pour voir les gens baiser, franchement c’était un fou et Celia, elle lui disait : « Non, mais rentre dans la chambre, on peut pas être à poil au milieu du couloir. »  »

Lily :  » Moi, j’ai eu pas mal de cas quand même et des trucs un peu glauques où le client t’appelle « Ma petite fille ». Ça, j’aime moyen.  » […]

Véra :  » Tu te souviens, Eva, un client lui avait demandé qu’elle se fasse des couettes. Il lui avait donné un bandeau Hello Kitty et lui avait fait copier des lignes. Après, elle devait dire : « Papa, pourquoi tu me fais ça, papa ? Pourquoi tu me fais ça ? »  » […]

Lily :  » En fait, la majorité des clients, ils viennent ici faire avec nous ce qu’ils font pas avec leur femme, c’est tout. C’est pas des tordus, 70 % des clients, ils sont vraiment pas bizarres.  »

Et après ?

(Véra, 22 ans, un enfant, imagine son avenir.)

 » Moi, il faudrait que j’arrive à faire la séparation dans ma tête entre ma vie de pute et mon mec pendant dix ans. Tout dépend de mon mec, s’il est trop insistant et qu’il pose plein de questions, ça va pas le faire. […] Pour le moment, j’arrive à m’organiser. Je suis ici du jeudi au lundi et c’est une amie qui garde mon fils, elle sait ce que je fais, c’est la seule personne qui ne porte aucun jugement. Elle voit que quand je rentre je suis super fatiguée et que, souvent, j’ai pas envie de repartir. Ça lui fait mal au coeur, elle aimerait bien que j’aie une autre vie avec mon enfant et que je sois plus tranquille. Je vais me sacrifier pendant dix ans et, après, je veux investir dans quelque chose, un petit commerce qui soit à moi. Dans dix ans, j’aurai 32 ans, je referai des enfants et là, vraiment, je me poserai dans ma vie, je serai vachement présente pour ma famille et ça, c’est une chance. Moi, franchement, je refuse de vivre comme mes parents. Je ne veux pas de cette vie de merde où tu travailles de 8 heures du matin jusqu’à 18 heures pour gagner 1 200 euros par mois, pour payer juste les factures jusqu’à 65 ans. J’en veux pas de cette vie-là, moi, franchement, c’est au-dessus de mes forces. Je ne veux pas me lever tous les matins, avoir un boulot où on te traite comme un chien, juste pour payer mes factures, être toujours à découvert, ne pas partir en vacances et, en plus, voir mes enfants galérer. Non, merci. Je préfère sacrifier dix ans de ma vie et après être bien.  »

Bordel, par Sophie Bonnet. Ed. Belfond, 216 p.

Claire Chartier

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